“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Après un match animé contre Guingamp, Lorient a inscrit le but de la victoire dans les arrêts de jeu (4-3). Marseille et Toulouse ont égalisé contre Saint-Etienne et Ajaccio après le temps règlementaire (1-1). Lyon s’est incliné à Lille (1-0) après deux expulsions (Jallet et Grenier). Et, chaque fois, les mêmes commentaires d’après match : “on méritait le nul”, “c’est une victoire méritée”, “on ne méritait pas de perdre”.
Aucun doute possible : dans le football, on croit au mérite. Une pierre dans le jardin de ceux qui lui nient toute valeur morale, car mériter, c’est précisément posséder un droit moral. Certaines équipes bâties à coups de millions ont pour elles le pouvoir de l’argent. D’autres, machines à gagner, se prévalent de leur expérience, leur technique ou leur tactique. Et pourtant, du point de vue du football, elles ne méritent pas forcément leurs victoires. Jean Rostand l’avait dit : “le mérite envie le succès, et le succès se prend pour le mérite”.
La revanche des perdants, c’est d’avoir pour eux le mérite. La supériorité morale console de l’infériorité au score…
Mais alors, comment mérite-t-on la victoire ? L’explication souvent donnée ne résout rien : “on ne méritait pas de perdre, on a mieux joué qu’eux”. Où l’on apprend que la supériorité n’est pas le gage de victoire, dans le football. La faute, sans doute, aux multiples faits de jeu qui rendent ses résultats plus incertains que d’autres sports, et poussent les superstitieux à y deviner une fatalité à l’œuvre.
Mais tout de même, qu’est-ce que mieux jouer, si ce n’est pas gagner ? Pratiquer un football tourné vers l’offensive, diront certains. De multiples occasions, des ballons qui touchent les montants, des frappes cadrées détournées par le gardien. Des “presque buts” qui en auraient la couleur et le goût, mais n’en seraient pas : on mériterait de gagner parce que seule la largeur d’une barre transversale, des poteaux carrés plutôt que ronds ou l’ongle trop long d’un gardien mal manucuré séparerait la défaite de la victoire. Le mérite, la promotion du quasiment ? Le vieux “s’il rentre c’est pareil, mais il n’est pas rentré” du défunt Thierry Rolland ?
Ce serait faire peu de cas de la morale que de réduire le mérite à la valeur de l’à-peu-près. D’autant qu’on entend de ces variantes : “on ne méritait pas de perdre, on a mieux défendu”. Mieux jouer, c’est mieux attaquer et c’est mieux défendre. Mieux, mais pas plus efficacement, sinon la victoire serait à la clé. Serait-ce qu’il faut opposer une valeur esthétique au pragmatisme de l’efficacité ? D’un côté, un football utilitaire, un realFußball comme il existe une realpolitik, calculateur, froidement orienté vers le résultat ; et de l’autre, un football élégant, artistique, pratiqué par des esthètes désintéressés ? On aimerait y croire, mais les enjeux financiers laissent peu de place à la philosophie du style. Les dandies du sport, dédaigneux du prosaïque résultat au nom de l’art pour l’art, n’ont plus leur place sur les prés sponsorisés. Le vieux kalos kagathos grec peut dormir sur ses deux oreilles : le bon et le beau ne sont pas dissociables au football, et il n’est pas de beau jeu qui vaille s’il n’apporte pas la victoire. On n’envisage le beau que subordonné au bon. Le beau, c’est la cerise sur le gâteau…
Alors, le mérite ? Fi des théories esthétiques, ses raisons sont plus terre-à-terre. “On méritait de gagner, on avait plus envie qu’eux”, entend-on souvent. Envie, le mot est lâché : plus que le beau jeu, plus que le bien jouer, les bonnes intentions sont le gage du mérite. On est loin de la gratuité désintéressée, du jogobonito des artistes brésiliens. “On en voulait plus qu’eux” : c’est l’envie qui détermine le droit moral à la victoire, la persévérance des besogneux, l’opiniâtreté des tâcherons. Le mérite dans le football serait la prime à l’entêtement ? “L’important, c’est d’essayer” de la spiritualité new age. Le mantra du managering d’entreprise appliqué au sport : montre ta motivation, donne-toi à fond !
Vieux culte de l’effort ou prime aux apparences ? Montrer qu’on essaie, c’est important dans une société de la communication. Et puis, après tout, c’est au plus haut niveau de l’État que l’exemple est donné : “il a tout raté mais, au moins, il aura eu le mérite d’essayer”. Comme si le volontarisme suffisait…
Sébastien Rutés
Footbologies
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