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La machine à traduire
| 21 Jan 2021
Le coin des traîtres: pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

Les frères Bogdanoff, Igor et Grichka pour leurs fidèles du petit écran, font régulièrement la une des journaux people, eux qui furent dans les années quatre-vingt les apôtres de la futurologie, notre tremplin télévisuel vers d’autres mondes, les bombasses de Temps X.

Merveilleuse machine

Vous souvenez-vous (je vous parle d’un temps…) de l’arrivée du couteau électrique SEB sur la table familiale les soirs de gigot ? Du walkman ? Du Minitel ? Du magnétoscope VHS ? De la machine à traduire ?

Igor et Grichka Bogdanoff dans l’émission Temps X, mars 1980 (archives INA)

On a comme l’impression que les deux frères eux-mêmes vivent la scène comme un gag. La machine semble n’être qu’une version électronique bas de gamme (malgré sa fonction haut-parleur) d’un mauvais dictionnaire bilingue de poche. Montez le son et jugez vous-mêmes : entendez-vous le petit rire à 03 minutes et 04 secondes ?

Il nous échapperait presque. Pourtant, c’est le meilleur moment de la séquence, et l’on en veut à ce plan serré de nous épargner les visages hilares des deux comparses finalement humains : eux-mêmes n’y croient pas.

Linguascène

C’est que cette machine à traduire, présentée comme un objet du futur, est en fait une relique du passé : « l’ancêtre du linguascène », le linguascène étant une « merveilleuse petite machine inventée entre guillemets par Robert Sheckley et qui permet de traduire immédiatement les pensées extraterrestres dans un langage perceptible par un être humain ». Effectivement, dans « Modèle expérimental », l’une des nouvelles de science-fiction du Pèlerinage à la Terre, le héros Bentley ne se sépare jamais de son linguascène, cet appareil qui alourdit un peu son barda mais lui permet de communiquer avec les Teliens, tant bien que mal :

— Je viens à vous en ami.
Le linguascène aboya quelques consonnes gutturales, en langage telien. Ils n’eurent pas l’air très convaincu. [1]

Il arrive à la machine d’avoir quelques instants d’hésitation, voire des ratés, par exemple face à ces sorciers qui discutent trop vite pour qu’il puisse les suivre. Mais il n’empêche, que ferait Bentley sans son linguascène ?

Les villageois se rapprochaient. Bentley jugea qu’il était temps de se préparer : il ouvrit un placard et en tira son linguascène qu’il ajusta péniblement sur sa poitrine. Sur une hanche il attacha sa bouteille d’eau et, sur l’autre, un paquet de nourriture concentrée. Il plaça en travers de son ventre une trousse contenant des outils divers. Sur une jambe était attaché son poste de radio, sur l’autre sa pharmacie portative.
Ainsi équipé, Bentley portait une charge totale de 74 kilos, dont chaque milligramme avait été déclaré indispensable au parfait explorateur interstellaire.

Mais revenons-en à notre machine à traduire du XXe siècle terrien.

Igor et Grichka Bogdanoff dans l’émission Temps X, septembre 1981 (archives INA)

J’entends que cette machine à traduire n’est plus l’ancêtre mais la métaphore du linguascène. Tu vois, Grishka, je préfère ça, car la machine à traduire n’existe pas. Même Sheckley s’en amuse discrètement :

Bentley ouvrit la porte du sas. Un cri de surprise s’éleva des rangs Teliens. Son linguascène, après un instant d’hésitation, lui traduisit : « Oh ! Ah ! Étrange ! Incroyable ! Ridicule ! Choquant ! Disgracieux ! »

La machine à traduire n’était d’aucune utilité pour la traduction. La machine à traduire, c’était notre foi en l’avenir, notre soif de fiction. Aujourd’hui, les frères Bogdanoff ont vieilli ; des Google Trad, DeepL et autres sites de traduction automatisée veulent nous faire croire que ça y est, ça marche. Tu parles ! Quelle machine serait capable de traduire « l’ironie, les jeux de mots, l’humour, les clins d’œil, les citations, les références culturelles, la poésie, les allitérations, les fautes intentionnelles… Un programme qui comprendrait tout cela et saurait traduire au plus fin, par exemple, “Sarko m’a tuer” en américain ou “the President’s men” en français ne serait pas un “simple” programme de traduction : il serait à mon avis un sujet conscient à part entière, et mériterait le droit de vote. Nous n’en sommes pas là même si c’est un beau rêve, et nous n’y serons peut-être jamais ». (Yannick Cras, « La grammaire m’a tuer »)

Pourtant, les jumeaux de l’espace n’en démordent pas : cette machine à traduire « offre des capacités étonnantes et nous montre une fois de plus que l’avenir de l’intelligence artificielle – en tout cas, de l’informatique – repose sur deux données : d’une part, la miniaturisation et, d’autre part, la voix ».

Et ils ne sont pas les seuls à le penser. En 1980, dans Les sous-doués passent le bac, déjà…

Enceinte connectée

Alors, puisque la voix semble être l’avenir de l’intelligence artificielle en matière de traduction – n’est-ce pas, Grichka ? – j’ai testé pour vous l’enceinte connectée : le haut-parleur (pour les plus âgés d’entre nos lecteurs) à qui vous pouvez demander de vous faire écouter de la musique (c’est pratique, surtout pour une enceinte), d’accomplir quelques tâches dans votre foyer (si ledit foyer est lui aussi connecté et que lesdites tâches ne sont pas du ménage), de vous renseigner sur le temps qu’il fait (pour ceux qui n’ont pas de fenêtre), de vous instruire ou de vous traduire (si vous vous contentez de Wikipédia pour répondre à vos questions, ou si la source de l’information ne vous préoccupe pas plus que ça). Bref, la voix a remplacé le bouton et le doigt. Le doigt était-il intelligent ? Pas moins que le bouton qui, lui, ne l’est pas du tout.

Et, si vous avez oublié que dans machine à traduire il y a machine, essayez de changer la langue de la fameuse enceinte connectée (menu >> paramètres >> langue >> changer de langue). Message de la machine en retour : « La langue sélectionnée ne correspond pas à celle de votre compte et n’est pas entièrement prise en charge dans votre pays. Si vous confirmez ce changement, certaines fonctionnalités, certains titres et certains contenus peuvent ne pas être disponibles. »

En d’autres mots, dans le monde connecté, la langue est aussi un identifiant, un domaine de définition, elle borne un espace, virtuel ou réel mais assez hermétique, une limite au-delà de laquelle votre ticket n’est plus valable.

[1] Robert Sheckley, Pèlerinage à la Terre, traduit de l’américain par Jean-Michel Deramat, Denoël, 1960.

Robert Sheckley, Pèlerinage à la Terre, traduit de l’américain par Jean-Michel Deramat, Denoël, 1960

 

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