J’étais trop occupé hier pour passer à l’antenne. Ce sont les vicissitudes de mon métier.
Je n’avais pas encore pris mon café quand j’ai reçu un appel du directeur de Fresnes. Isabelle avait tenté de se suicider pendant la nuit. Absorption d’une dose massive de barbituriques. Elle en prenait depuis son incarcération. Le médecin de la prison s’était montré complaisant. Je ne sais si Isabelle lui plaisait ou s’il l’avait prise en pitié. Il lui prescrivait régulièrement une pharmacie complète. Anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères, antalgiques variés et autres remèdes contre le mal de vivre. Il y avait de quoi la tuer plusieurs fois.
Elle s’était cependant manquée. Isabelle désirait-elle réellement mourir ou était-ce un appel au secours qu’elle m’adressait depuis sa cellule? Je bus mon café en hâte et commandai un taxi, car je n’étais pas en état de prendre le volant. Mes mains tremblaient. Dans quelle affaire avais-je embarqué mon épouse?
De façon irrationnelle, je me sens responsable de ses malheurs. Si elle ne m’avait pas quitté, elle ne se serait pas entichée d’un artiste. Si je ne l’avais pas trompée avec Nicole, elle n’aurait pas. Mais je ne vais pas reprendre cette histoire. Penser que mon enquête menace l’existence de ma femme m’est difficile à supporter. J’ai toujours séparé ma vie privée de mon métier.
Au moment où j’arrivais à l’infirmerie, Isabelle avait repris connaissance. Le médecin lui avait administré un lavement. Le directeur nous rejoignit presque aussitôt. Il n’en menait pas large. Les suicides ternissent l’image des établissement pénitenciers. Ils sont malheureusement fréquents en France, où les prisons comptent un décès par mort violente tous les deux ou trois jours. Je rabrouai le médecin avant de tancer le directeur, un homme épuisé qui n’attend que son départ à la retraite.
J’allais poursuivre lorsqu’Isabelle nous surprit en exigeant le silence. Sa voix était rauque et mal assurée. Elle avait les traits tirés, les cheveux sales et décoiffés. Il m’était impossible de ne pas déposer l’image de celle que j’avais connue autrefois radieuse sur cette face cadavérique sortie de la tombe. Isabelle était méconnaissable. Elle avait maigri.
Le médecin, le docteur NDiaye, remarqua mon étonnement. Votre femme n’accepte que les laitages, me dit-il pour justifier l’état d’Isabelle. Elle rejette tous les plateaux repas. Viande, poisson, légume, féculents sont refusés avec une politesse extrême mais fermement. Votre épouse n’a jamais mis en cause la qualité de notre cuisine, tint à préciser le directeur. Sachant de qui Isabelle était la femme, celui-ci lui avait prescrit un régime spécial. Tenez, pas plus tard que dimanche, je lui ai fait servir des rognons à la moutarde. Elle a repoussé son assiette.
Le médecin, cherchant à se dédouaner, me reprocha de ne jamais rendre visite à mon épouse. J’eus droit à un laïus sur les bienfaits du couple passablement ennuyeux. Vous l’abandonnez, crut bon d’ajouter le directeur. Je marchais sur des œufs. Ma présence avait été requise en raison des liens conjugaux qui m’unissent à Isabelle. Mon statut de commissaire chargé de l’enquête ne devait pas apparaître dans le registre des visites. Vous comprenez à quel point il est difficile, dangereux même, de mélanger l’intimité et l’engagement public. Le risque de confusion est grand. Nous n’étions pas loin du mélodrame.
La scène aurait pu durer longtemps si une gardienne n’était arrivée en courant, essoufflée, le visage blême. Un nouveau suicide venait de se produire dans l’aile gauche du bâtiment. Mort par pendaison. Cette fois-ci, la malheureuse ne s’était pas loupée. Le directeur dodelina de la tête en signe d’impuissance. Puis il prit ses jambes à son cou, talonné par le médecin.
Je restai seul avec Isabelle. Elle geignait. Qu’aurait-elle pu faire d’autre? Sa santé est chancelante et ses perspectives de libération conditionnelle incertaines tant qu’elle ne révèle pas le pot aux roses. Que sait-elle au juste de l’affaire? La question me brûlait les lèvres. Je n’avais pas le droit de l’interroger. Mais elle accepterait peut-être de me dire ce qu’elle avait refusé d’apprendre à un simple officier de police. Si tu veux que je te sorte de ce pétrin, commençai-je sur un ton ambigu.
J’affectais les manières du mari et de l’enquêteur tout à la fois. Il est vrai que, dans certains couples, elles sont si souvent associées. Les époux n’ont pas encore pleinement intégré les nouvelles règles de la modernité. La jalousie continue d’empoisonner la vie conjugale. Pour ce qui nous concerne, Isabelle et moi, nous avions toujours vécu sous le régime de la liberté. Enfin jusqu’à cette aventure avec Nicole qui a quelque peu mis à mal nos principes. Quand je pense qu’Isabelle a osé me faire une scène. Me pardonnera-t-elle jamais?
Elle tenta de se relever en prenant appui sur ses avant-bras. Elle avait soif, elle réclamait à boire. Hier la température a encore battu des records. Le thermomètre frôlait les trente-six degrés. Et nous ne sommes qu’au début de l’été. Où va le monde? Après s’être désaltérée, Isabelle me fit signe d’approcher. Je l’aimais tant, articula-t-elle avec peine. Mais lui, ma chérie, est-ce qu’il t’aimait? J’avais, cette fois-ci, pris le ton du père avec ses enfants. Je ne sais pas. Oui. Il m’aimait. Il m’aimait, bien sûr, trouva-t-elle la force de me dire.
L’effort avait sans doute été trop important. Isabelle laissa sa tête retomber sur l’oreiller tel un poids mort. Ses lèvres continuaient pourtant de remuer. Isabelle fredonnait les premières paroles d’une célèbre chanson de l’artiste. Elle s’endormit bercée par une mélodie qu’elle était seule à entendre.
Je sonnai l’infirmière de garde pour lui demander de transmettre au médecin le mot que j’étais en train de griffonner à la hâte: Faites transférer mon épouse à Sainte-Anne. Je savais qu’Isabelle avait dérapé avec le chanteur. Avait-elle été manipulée, envoûtée? Ou y avait-il en elle des trésors de duplicité que j’ignorais?
Je n’avais pas prévu cette issue fatale. Les peines d’amour durent rarement. Nos désirs sont si inconstants. Nicole que j’aimais pourtant beaucoup avait fini par ne plus m’exciter. Avec Isabelle j’étais dans un tout autre rapport. Nous formions un couple uni par l’intelligence. Nous avons partagé tant de moments heureux. Et voilà que, d’un seul coup, pfuitt, tout s’est envolé. Isabelle a disparu, entraînée, broyée par une passion que je n’appellerais pas l’amour. L’artiste l’a rendue folle. Très honnêtement, même si cet aveu me coûte, je ne vois plus ce que je pourrais entreprendre pour elle, comment la sortir de ce trou où elle s’est précipitée par mégarde.
Curieusement, je suis rentré chez moi un peu plus léger que d’habitude. À mesure que mon taxi s’éloignait des murs de la prison, je me détachais de celle qui réclamait un divorce que je refusais de toutes mes forces il y a encore vingt-quatre heures. Quand j’ai refermé la porte de mon appartement, j’ai compris que tout était fini entre nous.
Je compte me rendre chez le notaire dès demain pour signer les papiers. Oui. Il ne faut pas laisser traîner ses affaires personnelles.
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