Il existe en littérature quantité de techniques pour dynamiser un récit ou le rendre plus singulier: usage hétérodoxe de la ponctuation, libertés avec la syntaxe, coqs à l’âne, changements de styles de narration, usage alterné du je et du il pour le narrateur, etc. L’audiovisuel ne dispose pas de ce type d’outils pour bousculer le spectateur mais il en a d’autres, tout aussi efficaces. Après le cinéma, certaines séries se sont en effet laissé aller aux joies du jump cut, du montage-son sophistiqué, des ellipses narratives et de quantité d’autres techniques, que l’on ne verra certes pas dans Dallas ni même dans Downton Abbey.
Reprenons. Le jump cut, ou «plan sur plan» chez nous, consiste à faire succéder deux ou plusieurs plans filmés sous le même angle mais à des moments différents. Ces sauts temporels, ces ruptures de continuité a priori fautives (dans le temps on parlait de «montage FR3» pour les stigmatiser), donnent plus d’énergie à une scène en la contractant, et éventuellement réveillent le spectateur assoupi sur son canapé. Les séries américaines mainstreams, où rares sont les plans qui excèdent une poignée de secondes, en font un usage modéré. Les œuvres plus ambitieuses, où l’on ne craint pas de laisser tourner la caméra, ou celles qui veulent faire absolument modernes, y recourent fréquemment, et ce jusqu’en Inde.
Pour tous, la référence avouée ou inconsciente sont les fameux jump-cuts de Jean-Luc Godard sur Jean Seberg dans À bout de souffle.
Le montage-son permet, lui, de fluidifier le passage d’une scène à une autre en faisant se chevaucher le son de l’une sur l’image de l’autre. C’est ce que les anglophones appellent le J–cut, dans le cas où le son du plan suivant commence sur la fin du plan actuel, et le L–cut, dans le cas où le son du plan actuel continue sur le plan suivant. Ceci est assez courant dans le cas d’un dialogue champ-contrechamp, ou bien par exemple lorsqu’un personnage raconte un souvenir et que sa voix persiste au début du flash-back qui illustre ce souvenir. C’est moins classique lorsque les deux plans successifs n’ont aucun rapport l’un avec l’autre. En découplant ainsi le son, l’image et la narration, ces transitions peuvent provoquer un effet de surprise, d’anticipation ou de rémanence. Tous les cas de figure sont explorés ici via l’excellente série Big Little Lies, diffusée par HBO en 2017.
Les séries ont du temps devant elles (plusieurs heures en général), mais aussi du temps derrière elles lorsqu’il s’agit de raconter une histoire dont les prémisses se situent plusieurs années auparavant. Par exemple, faut-il raconter le crime puis le procès, ou les deux en même temps? La plupart choisissent cette deuxième option, plus dynamique quoique obligeant à des allers-retours dans le temps pas toujours évidents pour le spectateur. Ce dernier ne s’y perd pas trop quand il y a un hier et un aujourd’hui bien définis. C’est le cas par exemple dans Black Bird (Apple TV+, 2022), récit parallèle d’une enquête policière sur un tueur en série et de son séjour en prison lors duquel un autre criminel essaie de lui soutirer des informations pour aider la police et obtenir une remise de peine. C’est encore le cas dans The Haunting of Hill House (Netflix, 2018) qui fait des va-et-vient entre l’été 1992, lors duquel une famille séjourne dans une maison hantée, et 2018, où cette même famille vit dans le stress post-traumatique de ce séjour.
On pourrait citer plusieurs dizaines d’autres exemples mais arrêtons-nous plutôt sur les séries où le jeu avec le temps devient plus complexe en mêlant diverses strates de passé, d’actions et de points de vue. L’excellente mini-série Dopesick (Hulu, 2021) raconte en huit épisodes la crise des opioïdes qui a sévi aux États-Unis lorsque le puissant antalgique OxyContin (Oxycodone en France) de Purdue Pharma a été prescrit à tort et à travers, ce qui a provoqué des milliers d’overdoses. L’affaire est racontée depuis le point de vue d’un médecin, d’un procureur et de malades en faisant de multiples sauts dans le temps, en avant et en arrière. L’usage récurrent de «cartons» indiquant la date où se passent les scènes n’est pas superflu. Il n’est pas superflu non plus dans The Serpent (BBC, 2021), mini-série qui raconte avec moult flashbacks l’histoire du tueur en série français, Charles Sobhraj, qui a assassiné des touristes entre 1975 et 1976 dans le sud-est asiatique.
Le cas de la série Shining Girls (Apple TV+, 2022) est très particulier puisque l’héroïne, incarnée par la remarquable Elizabeth Moss, est victime de distorsions inopinées du temps qui font qu’elle ne sait plus (comme le spectateur d’ailleurs) à quel stade de sa vie elle se trouve, avec qui elle vit et ce qu’elle fait. Cette histoire façon puzzle est totalement déconcertante, c’est d’ailleurs ce qui fait son charme. Ah oui, il est aussi question d’un tueur en série qui voyage dans le temps.
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