« Souvent, lorsque je dessine dans le métro de New York, un observateur se tient patiemment à côté de moi et me regarde jusqu’à ce que j’aie fini de dessiner, puis, rapidement, alors que je tente de m’éloigner, il s’écrie, ‘Mais qu’est-ce que cela signifie?’ Je réponds généralement, ‘C’est votre rôle, je ne fais que les dessins’. » La citation est de l’artiste Keith Haring. C’est celle qu’a choisie Alyssa Allen, danseuse aux Ballets Jazz Montréal, pour se présenter sur le site de la célèbre compagnie. Elle a rejoint le groupe en 2022, soit pile-poil un demi-siècle après sa naissance. Or, dans le cadre de son 50ème anniversaire, Ballets Jazz Montréal fait une tournée en France en jouant notamment Essence, composée de pièces de trois chorégraphes différentes: Ausia Jones, Crystal Pite et Aszure Barton. Nous avons vu ce spectacle le 1er mars à La Rampe d’Echirolles. Trois pièces à la technique irréprochable et sur lesquelles on peut projeter le sens que l’on souhaite, comme pour les dessins de Keith Haring.
La première chorégraphie, We Can’t Forget About What’s His Name, interroge les incertitudes qui traversent notre vie. Dans la danse, ces doutes apparaissent sous forme de mouvements saccadés, heurtés, comme autant d’entraves à la fluidité de la vie. Vêtus de noirs, sur une musique techno et dans une ambiance futuriste, les danseurs semblent en perpétuelle transition, s’évertuant tant bien que mal à se débarrasser de ces démons qui emprisonnent leur liberté. Le groupe se synchronise et se désynchronise avec brio et parfois, comme un souffle, les mouvements robotisés s’effacent pour laisser place à d’autres beaucoup plus déliés et souples tels ceux des algues dans la mer. Le temps se dilate. Les danseurs semblent alors revenir à l’essence végétale qui se trouve en eux.
La deuxième pièce, Ten Duets on a Theme of Rescue, parle de sauvetage. Cinq danseurs interprètent dix combinaisons de duos, donnant naissance à dix histoires entre individus. L’une d’entre elle nous reste en tête après le spectacle: celle de ce danseur courant contre une bourrasque de vent, s’échinant à attraper la main d’une femme qui l’attend de pied ferme. À chaque fois il la prend et à chaque fois il la perd sous une gestuelle acrobatique qui enchante les spectateurs. Les lumières, directement installées sur scène telles des lampadaires viennent éclairer, une à une, ces dix histoires dans une ambiance intime. Pour chacune, on peut se poser cette question qui traverse nos existences: qui sauve qui et de quoi?
Dans la troisième pièce, Les Chambres de Jacques, l’essence même de la compagnie jaillit à travers les multiples ADN des danseurs, très différents les uns des autres. Une joyeuse musique africaine ouvre la pièce. Au fond de la salle, le melting-pot d’ombres chinoises des interprètes. Les musiques traditionnelles et les rythmes défilent, du klezmer au classique en passant par des airs orientaux nous entrainant dans des univers de mille et une nuits. Sur chaque mélodie, les danseurs donnent l’impression de se mettre à nu, exposant un à un, sans peur et sans vergogne, ce qui fait le sel de leur identité: leurs désirs enfouis, leurs émotions profondes, leurs pulsions sexuelles et animales. Un enchevêtrement de styles éclectiques sous une technique à couper le souffle qui aurait, parions-le, réjoui Keith Haring de son vivant.
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