Issu d’un projet inabouti qui aurait dû réunir Guillaume Apollinaire et Pablo Picasso autour d’un bestiaire commun, ce dessin, au trait ininterrompu comme une page d’écriture, est nommé le Pingouin. Et même si je trouve personnellement qu’il ressemble plutôt à un manchot, je ne vais pas ergoter ici, d’abord parce que ces deux espèces d’oiseaux sont souvent prises l’une pour l’autre, du temps de Picasso comme maintenant, et puis c’est à chacun d’extra-pôler le piaf lui convenant le mieux: au nord le pingouin et au sud le manchot.
Réalisé en 1907, ce Pingouin manifeste le franc désir qu’avaient les deux amis de collaborer à la création d’une œuvre commune où seraient magnifiés leurs talents respectifs: des poèmes d’Apollinaire auxquels correspondraient des gravures produites d’après les dessins de Picasso.
Dans sa note d’appel à la première série de quatrains intitulée La Marchande des quatre Saisons ou le bestiaire mondain que fait paraître Apollinaire dans la revue littéraire La Phalange, le 15 juin 1908, le poète annonce d’ailleurs publiquement l’ambitieux projet en cours de réalisation qui réunit les deux génies: « Elle [la Marchande] loue les images au trait, gravées sur bois, qui accompagneront, lorsqu’il paraîtra en librairie, le divertissement dont nous donnons un poétique fragment ».
Hélas, malgré cette proclamation de l’imminence de la publication commune, le projet n’ira pas à son terme. Il semble en effet que Picasso, totalement investi dans sa propre entreprise de révolutionner la peinture occidentale, manifestée par le tableau des Demoiselles d’Avignon sur lequel il travaillait la même année, n’ait pas su répondre aux attentes de son ami. Mais juste pour frémir, songeons un instant à l’uchronie qu’aurait constitué l’achèvement du parcours commun entamé par Apollinaire et Picasso, lequel, concentrant son génie sur son pingouin et les autres bestioles de leur ménagerie, aurait finalement délaissé les Demoiselles d’Avignon… Quel aurait alors été le cours pris par l’art occidental ? Parlerait-on aujourd’hui, et doctement, dans toutes les langues du monde, du pingouinisme en lieu et place du cubisme ? Il s’en est fallu d’un rien, à peine d’une plume… Car ce serait bien des artistes pingouistes qui domineraient le marché de l’Art, s’imposant bec et ergots dans les plus grandes salles de ventes internationales.
Mais en 1911 finalement, c’est avec un autre qu’Apollinaire fera paraître son Bestiaire ou Cortège d’Orphée – on note que le musicien a judicieusement remplacé la Marchande –, un recueil de 30 délicieux poèmes animaliers illustré par des gravures de Raoul Dufy au style si dissemblable de Picasso.
Dans le Bestiaire d’Apollinaire, illustré nouvelle mouture, le trait unilinéaire du peintre espagnol, avec ses pleins, ses déliés, tels une belle écriture cursive tirée d’une plume, a disparu, et notre aviaire créature avec. L’infortune ! On dira alors d’un pingouin qu’il se sera envolé, mais du manchot, inapte au vol, qu’il aura été englouti dans les profondeurs sinistres et glaciales du vaste océan Austral.
Et ce triste piaf, n’ayant connu les sommets artistiques et la gloire qui lui étaient promis, il figure désormais comme simple motif de poster vintage, disponible d’un clic sur les sites de vente en ligne du monde entier; 16,11€ en bénéficiant des soldes de l’été, toutes taxes locales incluses, ajouter au panier, en stock, livraison gratuite, à recevoir demain dans son encadrement de fines baguettes noires. Le monde est vraiment trop injuste…
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