Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
En ce moment, en France, à des degrés divers et de façon plus ou moins visible, les gens sont sonnés. C’est qu’il y a déjà belle lurette que les limites du vraisemblable ont été allègrement franchies. La scène politique accumule les situations grotesques, les rebondissements improbables, les caricatures invraisemblables. Alors, bien sûr, c’est drôle, mais tout de même.
Déjà il y avait la crise, le chômage, les riches qui deviennent plus riches et les pauvres qui deviennent plus pauvres, l’attente à l’hôpital, les déserts médicaux, les profs pas remplacés, la sécu menacée, et maintenant il y a la corruption sidérante des responsables politiques, leur mépris écrasant, leur impunité intolérable, tout ça. Ça fait beaucoup.
Les gens disent ça commence à bien faire, tous ces pourris complètement pourris ce n’est pas croyable, on n’a jamais vu ça et ce n’est plus possible et on va pas pouvoir continuer comme ça.
Et leur moral commence à fléchir. Ils perdent la foi, en quelque sorte.
Le monsieur qui vend des chaussures dans ma rue me dit l’autre jour qu’il est découragé, qu’il a tout bonnement décroché, qu’il n’en rit même plus, à quoi bon tous les mêmes, rien qu’avec ce qu’ils se payent en costards dans l’année moi je peux me loger, me nourrir, m’habiller, m’amuser et vivre très très bien et eux là ils se pavanent, se paient notre tête, c’est déprimant.
– Alors là c’est dommage, je lui dis, de ne plus avoir envie de rire. Parce que, envers et malgré tout, c’est drôle, si, si, j’insiste, et, vous savez quoi, tant qu’on a envie de rire, rien n’est perdu, ces types-là auront gagné le jour où justement on n’aura même plus envie de se foutre d’eux.
– Bof, me répond-il, je crois que quand on dépasse une certaine limite, ce n’est plus possible, on est atterré, écrasé par tant d’indécence et on perd toute envie de rire.
– Je me demande si ce n’est pas un poil tragique comme façon de prendre les choses. Franchement, il n’y a là en réalité rien de nouveau sous le soleil, on a déjà vu pire, on en a déjà bien ri, relativisons, nos politiques ripoux ne sont ni les premiers ni les derniers et ce ne sont même pas des cadors. Manquerait plus qu’on soit nous déprimés par leurs turpitudes.
– Je vois pas trop comment, me dit-il en fronçant les sourcils.
Là, je sors alors un petit livre de mon sac (toujours avoir un ou deux remèdes sur soi en cas d’urgence).
Le monsieur qui vend des chaussures dans ma rue est patient, il aime bien discuter et il a toujours le temps, c’est pas le gars stressé, alors je sais que je peux y aller, j’ouvre le bouquin et je lis :
« J’ai pris la ferme résolution de me présenter à la présidence. Ce que le pays veut, c’est un candidat qu’il soit impossible de compromettre en fouillant dans son passé, de sorte que les ennemis du parti ne puissent rien déterrer à ses dépens qu’on n’ait auparavant déjà su. Quand on sait d’un candidat, dès le départ, ce qu’il y a de pire, les tentatives de jeter le discrédit sur lui sont vouées à l’échec. C’est donc à livre ouvert que j’entrerai dans la carrière. »
Ah ben ça c’est de la franchise, me dit le monsieur qui vend des chaussures. C’est qui ?
Attendez, je lui réponds, je continue.
L’auteur-candidat poursuit et détaille toute une série de bas faits de son passé. Pas glorieux en effet. Il balance, sur lui-même. Puis passe aux généralités. Sur l’argent, par exemple, il affirme que “le principe fondamental de mon existence est d’en amasser”, avant de préciser : « Je reconnais aussi que je ne suis pas l’ami des pauvres. Je les considère, vu leur condition actuelle, comme autant de matière première inutilisée. »
Pour conclure, le type assène : « Je me recommande comme quelqu’un de sûr – quelqu’un qui, partant sur les bases d’une complète dépravation, s’engage à rester monstrueux jusqu’au bout. »
Eh ben, voici un discours intéressant, me dit le monsieur qui vend des chaussures. Je vois bien qu’il commence à tendre vraiment l’oreille.
J’avance dans le bouquin.
Un autre chapitre, intitulé « Tourner sa veste », commence ainsi : « J’ai l’impression, à propos de cette campagne, que certaines choses confinent à l’absurde. »
Le monsieur qui vend des chaussures se marre, ça y est.
J’explique : le type qui écrit ce texte est membre du parti Républicain et il a refusé, avec d’autres, son soutien au candidat dudit parti, accusé de corruption, ce que le reste du parti ne pardonne pas : « nous avons retourné notre veste et nous ne pouvons le nier. Mais celui qui tourne sa veste devient-il nécessairement indigne ? » Car, poursuit-il, que penser de ceux qui, après l’avoir retournée, l’ont de nouveau retournée : « S’il est honteux de tourner une fois sa veste, quelle dose de mépris faut-il pour noter correctement celui qui l’a tournée deux fois ? » Et il tape rudement sur ce qu’il appelle le « double retournement » de veste de certains de ses petits camarades. Le monsieur qui vend des chaussures se marre de plus en plus.
Allez, c’est qui ? me dit-il.
Un petit livre qui vient de sortir : Moi candidat (Les éditions du Sonneur). L’auteur, c’est Mark Twain, un Américain de la fin du XIXe siècle – début XXe, qui raconte la politique de son temps et de son pays : c’était donc ailleurs et il y a bien longtemps.
Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts et les politiques y nagent toujours en eaux troubles. Chacun son style, chacun sa rapidité, certains conservent plus de droiture que d’autres, mais la mare aux canards est dans l’ensemble assez cocasse.
Le spectacle vaut la peine, et il y aura peut-être un ou deux croche-pieds à allonger sur la ligne d’arrivée. Aucune raison, donc, de décrocher de la cinquième saison de la série House of Sarthe et de ses avatars.
On n’a pas fini de rigoler.
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
Mark Twain, Moi, candidat, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuel Malherbet, Les Éditions du Sonneur, 2017
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