Depuis trois ans les Éditions Mesures publient les traductions et les poèmes de leurs fondateurs André Markowicz et Françoise Morvan. Maison d’édition indépendante et auto-diffusée aux publications élégantes, les Éditions Mesures sont nées d’un désir de liberté. André Markowicz a répondu à nos questions.
Vous fondez les Éditions Mesures en 2019. Vous êtes alors un traducteur et un auteur reconnu de longue date, vos traductions, vos poèmes, sont publiés par divers éditeurs appartenant à des groupes éditoriaux ou bien indépendants. Quelles envies, quelles insatisfactions, vous ont donné le désir de vous lancer dans un projet nouveau, la création d’une maison d’édition indépendante ?
Je n’ai pas fondé les Éditions Mesures tout seul. Ce projet, c’est un projet né en commun avec Françoise Morvan, et il est venu d’une conjonction de raisons qui nous ont semblé, à elle comme à moi, impératives. La première est que Françoise venait d’achever un cycle de livres, mêlant prose et poésie dans une forme de narration nouvelle, et que nous ne connaissons aucun éditeur qui aurait pu les publier ensemble. Or, pour nous, il était déterminant de les présenter pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire quatre moments d’une entreprise unique et libre dans sa liberté, une entreprise qui est comme un livre-vie. Et il y avait urgence à les publier : nous avons créé une série de spectacles à partir de ces livres, et, à l’issue des représentations, en Centre-Bretagne, devant un public qui était tout sauf un public d’amateurs de poésie contemporaine, les gens demandaient les textes. Un des spectacles, Avril (que Françoise a écrit à partir de Buée) s’est donné au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, à l’invitation de Jean Bellorini. Il a été repris au Théâtre du Nord, à Calvi, et sera joué au TNP de Villeurbanne en janvier.
Ensuite, moi-même, j’avais revendu l’appartement que j’avais à Saint-Pétersbourg (j’en ai parlé dans le livre paru chez inculte sous le titre de L’Appartement), et je me retrouvais avec quelques moyens financiers. Or, pour Françoise et pour moi, chacun à notre façon, l’idée de « maison » est fondamentale : il s’agissait donc d’imaginer une maison qui, par-delà le lieu physique dont nous tirons, chacun, quasiment toute la matière de notre travail (la maison natale en Centre-Bretagne, pour Françoise, et, pour moi, une pièce d’un appartement communautaire de Léningrad-St Petersbourg), nous permette de rassembler notre travail, et de le rassembler librement, comme nous le voulons, en mettant en relation des livres de genre différents, puisque nous travaillons chacun sur des genres que les éditeurs, et les libraires, classent dans des catégories distinctes : la poésie, le récit, la traduction, le théâtre, les essais, etc.
De plus, nous avions, l’un et l’autre, beaucoup de livres inédits ou tout simplement disparus car le cycle de vie des livres est de plus en plus court, et nous voulions faire vivre ou revivre ces livres auxquels nous tenions.
Les Éditions Mesures sont nées de cette nécessité que nous avions de rassembler nos textes et d’être libres, et comme un travail en commun.
Vous choisissez de nommer votre maison d’édition « Mesures » en hommage à la revue très soignée du même nom, fondée par Henry Church et Jean Paulhan, qui paraît dans la deuxième moitié des années 1930. Cette revue, qui comporte une traduction de Pouchkine par Jacques Schiffrin dans son premier numéro, est sans doctrine ni manifeste et célèbre la diversité des textes. Le catalogue des éditions Mesures témoigne d’une même volonté de ne pas séparer les genres. Avez-vous cependant une ligne éditoriale ou vous refusez-vous d’en avoir ?
Nous avons longtemps cherché un nom pour cette Maison. Nous voulions un nom qui évoque tant la poésie que la musique. C’est, là encore, Françoise qui a proposé « Mesures » pour cette raison, et aussi, comme vous le rappelez, parce que cette revue, à laquelle Armand Robin (dont Françoise a retrouvé et publié les œuvres et qui a fait que nous nous sommes connus) a donné certains de ses premiers textes, ne distinguant pas la poésie traduite et la poésie dite personnelle. C’était le sujet de sa thèse, qu’elle a publiée cette année.
Et non, nous ne séparons pas les genres : nous pensons que les lecteurs de Vigile de décembre, récit-poème de Françoise, peuvent lire et comprendre une pièce de Léonid Andréïev comme La Vie de l’homme — et inversement. Et je dois dire que la vie de Mesures, — nous en sommes à notre troisième année — nous donne raison.
Vous aimez présenter les éditions Mesures comme votre « maison ». À la fois lieu physique et psychique, la maison a une valeur symbolique très riche. En quoi ce symbole est-il représentatif des éditions Mesures ?
Le symbole des Éditions Mesures, c’est le logo qui a été dessiné par Françoise : cette rhune rouge de Chine dessinant un M où se lient nos initiales et l’initiale de Mesures pour former comme un double toit. Ce qui a été décisif dans la création de ces éditions, ç’a été la possibilité de choisir le papier, le format, les caractères, et, grâce à Françoise, d’illustrer ces livres en résumant chaque fois le contenu du volume en une image figurant en couverture. Pour Françoise, qui a publié un grand nombre de livres pour enfants, l’interdiction de travailler graphiquement sur le livre a toujours été perçu comme un manque. Elle a donc eu un rôle primordial, là encore, en donnant aux Éditions Mesures leur apparence. Comme le décor d’une maison parle de ses habitants. Nous espérons publier des livres illustrés. Ainsi son dernier livre, Pluie fait parler le texte et l’image puisque les quatrains sont accompagnés de photos prises dans le grenier de sa maison natale. Christian Olivier a magnifiquement illustré ma traduction des Douze de Blok qu’il dit non moins magnifiquement (et le livre est donc à lire, à voir et à entendre).
Vous accordez une attention et un soin particuliers à la fabrication des livres. Être éditeur indépendant, c’est s’impliquer du début à la fin dans l’élaboration de l’objet livre. Comment pensez-vous la relation entre contenu et forme pour les livres publiés par Mesures ?
Moi, j’ai proposé que le format des livres soit celui d’une série russe, très importante, La Bibliothèque du poète (ce n’est pas tout à fait un format de livres français), puis Françoise a élaboré la maquette, conçu le logo, et proposé chaque année des séries d’illustrations Je continue personnellement (même si, bien sûr, je lis aussi sur internet) de ne pas pouvoir imaginer un livre qui ne soit pas un objet de papier fait pour nous accompagner — et la conception de cet objet est, évidemment, indissociable de son contenu. Nos lecteurs, achetant nos livres, achètent, nous l’espérons, de très beaux livres — non seulement par leur contenu, mais aussi par leur apparence. Et des livres qui se complètent, qui forment comme une famille sur les étagères.
Vous avez choisi un modèle économique original, que vous comparez à celui d’une AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). Vos lecteurs et lectrices sont incitéEs à s’abonner sans connaître à l’avance les titres qu’ils ou elles recevront, de la même manière que l’on commande un panier AMAP. Vous instaurez ainsi un rapport particulier avec votre lectorat fondé sur la confiance et le partage d’une certaine rareté des titres. De même, vous ne livrez vos livres aux libraires que sur achat ferme. Pensez-vous que l’indépendance des éditions Mesures implique un soutien spécifique d’une communauté de lecteurs qui vous connaît et encourage votre travail d’éditeur ?
Pour un projet qui n’avait pas, à notre connaissance, d’équivalent, il fallait, là encore, inventer une nouvelle forme. L’idée a été l’abonnement. Il s’agit de demander à des lecteurs qui connaissent notre travail par ailleurs (et nous travaillons depuis longtemps) de nous faire confiance et de se montrer curieux ; de nous suivre sur des chemins de traverse. Chaque année, nous annonçons les cinq titres que nous publions, mais les lecteurs ne connaissent, le plus souvent, ni les auteurs ni, — évidemment — les titres. Nous publions cinq titres (même si, cette année, par une série de circonstances, nous en publions sept), à cinq cents exemplaires, — chaque exemplaire est numéroté et signé. Cela le rend unique. L’abonnement coûte, tous frais compris, cent euros pour la France métropolitaine (un peu plus pour l’étranger — à cause du prix, exorbitant, de la poste). Et nos lecteurs reçoivent les livres au rythme, en gros, d’un titre tous les deux mois.
Pour les libraires, nous ne travaillons, de fait, qu’en vente ferme. Pour plein de raisons, là encore : d’abord, nous sommes une structure trop petite pour gérer les retours. Ensuite, les livres sont numérotés, et donc, un livre perdu serait un numéro perdu, ce qui est inacceptable. Et puis nous avons décidé que dès que les libraires commandaient deux exemplaires d’un titre, nous leur offrions une marge de 40%. Le fait de demander aux libraires d’acheter nos livres et non de les recevoir en dépôt est aussi et surtout une façon de les impliquer dans notre aventure, et les relations que nous développons avec les libraires qui nous suivent (une trentaine à travers toute la France) sont réellement extraordinaires.
D’un autre côté, nous avons évidemment un site, sur lequel il est possible non seulement de s’abonner pour une saison, mais de choisir ce que nous avons appelé un « abonnement à la carte », c’est-à-dire de choisir cinq livres sur les dix-sept que nous aurons publiés à l’issue de la saison présente, et aussi, bien sûr, de commander des livres à l’unité, titre après titre. Le pari était aussi que, même numérotés, signés, dédicacés, ils ne soient pas plus chers que des livres produits en grande série.
Jusqu’à présent les éditions Mesures sont auto-distribuées et auto-diffusées ce qui vous contraint à vous occuper vous-même des commandes, des envois postaux et de la facturation ainsi que du travail de publicité commerciale. Ce mode de fonctionnement ne semble valable sur le long terme que si les éditions Mesures ne « grossissent » pas. Pensez-vous conserver ce fonctionnement « frugal » ou êtes-vous prêt à basculer vers un autre système économique, en recourant aux services d’un diffuseur ?
Au moment où je vous parle, nous sommes tiraillés entre deux tentations : la première est de rester comme nous sommes, parce que nous avons trouvé une forme, et une relation, tant avec les libraires qu’avec nos lecteurs (et, pour les deux premières saisons, nos livres se sont vendus à plus de 95% de notre stock). Mais cette forme nous limite, alors que nous voudrions publier d’autres textes, et publier d’autres auteurs : pourtant, si nous nous agrandissons, si nous changeons de modèle économique, nous entrons dans ce qu’on appelle « la petite édition » et les diffuseurs nous prennent près de 60% de nos recettes. Cela implique qu’il faudra produire plus, en prévoyant davantage. Et le mot « produire » n’est pas un mot très sympathique. Peut-être y aurait-il un moyen de trouver un entre-deux : garder la dimension réduite, et augmenter quand même un peu, diffuser plus. Nous commençons à travailler sur cette idée.
Les maisons d’éditions indépendantes rencontrent des difficultés matérielles et économiques qui fragilisent leur existence et leur durabilité. Quelle importance et quels rôles a selon vous l’édition indépendante qui se situe en marge de la logique économique des grands groupes ?
Il en va des groupes éditoriaux comme des grands firmes industrielles. Plus la concentration augmente, plus les produits se standardisent et plus le manque de ce qui échappe au règne du produit devient criant. L’édition indépendante est donc vitale. C’est un peu comme l’agriculture biologique — à condition qu’on ne fasse pas venir des fruits dits bio par avion depuis l’Amérique ou l’Asie pour inonder les marchés français.
Propos recueillis par Juliette Keating
Indépendances
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