Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
L’année 2018 s’est achevée dans un climat insolite à l’hôpital. Le blocus lancé par les « blouses roses » (mouvement contre le projet d’augmentation des frais d’hospitalisation pour les malades étrangers), puis appliqué consciencieusement et même durci par la direction, a vidé l’établissement de ses patient.e.s, enfin disons de la plupart, certain.e.s étant récemment arrivé.e.s en consultation par des voies inhabituelles, à savoir non par la porte d’entrée principale, ni par une porte dérobée ou tout simplement secondaire, mais par les airs. Ces accès non conventionnels ne vont pas sans poser problème à la direction de l’établissement : la dernière circulaire envoyée à tous les services insistait fermement sur les brèches inadmissibles qu’ils représentaient dans la sécurité actuellement renforcée de l’établissement.
Ce matin, en arrivant (seuls les membres du personnel ont accès aux locaux), je m’attends à trouver des couloirs, des salles et des bureaux en grande majorité désertés. Or, le coup d’œil jeté à la salle d’attente, plus par réflexe qu’autre chose, me cloue sur place. La salle est pleine. De patientes. Des femmes uniquement. Entre deux âges, habillées diversement mais très souvent en noir, parfois chapeautées et qui, toutes, ont un balai posé à côté de leur chaise.
J’interpelle le Dr R. qui passe dans le couloir, elle ne m’entend pas et pour cause : elle chante, main dans la main avec une jeune femme chapeautée elle aussi, mais au look plutôt british. Les deux s’éloignent, sans un regard pour moi. Un chouïa agacée, je m’avance un peu et toque à la porte du Dr B. « Entrez », me répond une voix joyeuse. J’ouvre. Il y a une odeur dans cette petite pièce, une odeur très forte. Je remarque que les étagères sont toutes chargées de fruits exotiques, et ma collègue est occupée à répartir dans de petits pots alignés devant elle des poudres de couleurs vives.
– Je rentre d’un congrès exotique, me précise-t-elle d’une mine enjouée. J’ai rapporté des épices et des fruits. Et un moral d’enfer !
Je ne relève pas.
– Qui sont ces femmes qui attendent à côté ?
– Des femmes ? Ah oui, je vois, ce sont des sorcières. Je ne sais pas du tout ce qu’elles font là, à vrai dire. Si j’avais le temps j’irais voir, mais là…
Premiers jours de l’année, et déjà, la fatigue…
Bon, ne pas se laisser abattre. Je retourne à la salle d’attente, salue l’assemblée, et j’invite la première sorcière à me suivre. La dame – petite taille, cheveux très noirs, maquillage soigné, et un badge à l’effigie de Wonder Woman accroché sur le revers de la veste – entre dans mon bureau, s’assoit du bout des fesses sur la chaise qui me fait face et attend. Et je lance ma phrase habituelle, celle qui ouvre toutes les vannes et marque le début de mes consultations : que puis-je faire pour vous ?
– Je suis une sorcière, me déclare-t-elle fermement.
– On m’a dit cela, chère madame, mais, dites-moi, il se passe quoi avec les sorcières, là ?
– Il se passe qu’on reprend du service. Vous n’avez pas remarqué ?
– …
– Bon, en France, c’est tout récent. Pendant les manifestations de septembre 2017 contre la casse du code du travail, des Witch Blocs sont apparus : des femmes vêtues de noir et aux chapeaux pointus « militantes, féministes et émeutières » et défilant avec une banderole « Macron au chaudron », ça ne vous dit rien ? À vrai dire, le grand retour a d’abord pris corps aux États-Unis, et d’ailleurs, depuis l’installation de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2017, plusieurs milliers de sorcières se réunissent régulièrement, à la lune décroissante, pour lui jeter un sort. Certaines se retrouvent au pied de la Trump Tower à New York mais d’autres officient chez elles, devant leur autel, et diffusent la chose sur les réseaux sociaux avec les mots-clés #BindTrump et #MagicResistance.
– On parle de vous, oui, c’est vrai, j’ai eu d’ailleurs l’occasion de prescrire à quelques patients pour des pathologies extrêmement diverses le dernier ouvrage de Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes (éditions Zones). Un traitement dont l’efficacité ne laisse pas de me surprendre, je dois bien le dire. Mais, cela étant dit, quel est votre problème aujourd’hui ? Je veux dire, vous êtes en plein boom, si je comprends bien, pourquoi cette arrivée en masse à l’hôpital, par des voies d’ailleurs peu orthodoxes, si je puis me permettre, et qui pourraient fortement indisposer la direction de cet hôpital ?
– Oui bon, désolée pour les vols de balais, mais nous avons appris que la direction en question ne laissait plus entrer les patient.e.s, encore moins les attroupements, alors… L’important reste tout de même que des êtres en souffrance – nous – puissent bénéficier des soins appropriés, puissent être pris en charge par des spécialistes compétents : vous.
– En souffrance ?
– Oui. Nous devons faire face à un problème de discontinuité.
– De discontinuité ?
– C’est cela. Après une existence bien établie au Moyen-Âge et à la Renaissance, les sorcières ont quasiment disparu de l’horizon mental du monde occidental. Leur réapparition au XXe siècle, dans les années 60-70, ne suffit pas à donner au mouvement actuel les assises morales, intellectuelles et affectives nécessaires. Aujourd’hui, nous flottons, vulnérables par manque de référents, de parent.e.s, de cousin.e.s, de branches, quoi, auxquelles nous raccrocher. Le Moyen-Âge, c’est trop loin. « Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré ? » : la question se pose pour tous et pour toutes, les sorcières n’y font pas exception.
– Je vois. Est-ce qu’une parentèle ultra-marine pourrait vous être utile ?
– C’est évident.
– Alors je tiens votre remède. Il est sorti le 3 janvier chez Zulma, concocté par la formidable Mayra Santos-Febres de Porto Rico, et s’intitule La Maîtresse de Carlos Gardel (traduction de François-Michel Durazzo).
Mon interlocutrice hausse un sourcil. Je poursuis.
– La narratrice est la « petite-fille de la sorcière la plus célèbre de l’île », et elle-même hésite entre des voies thérapeutiques plus « modernes », disons conventionnelles, et celles qu’elle connaît parfaitement, celles que sa grand-mère lui a enseignées dès le plus jeune âge. Vous voyez, c’est actuel.
– D’accord, mais cette histoire de Carlos Gardel ?
– Ah, oui. Bon, la sorcellerie n’empêche ni l’amour de la musique, ni l’amour tout court, ni la sensualité.
– Non, moi-même…
– Très bien. Donc Carlos Gardel, icône du tango, au cours d’une tournée dans les Caraïbes, se retrouve à Porto Rico. La célèbre guérisseuse Mano Santa est appelée à son chevet, elle y accourt avec sa petite fille, étudiante infirmière qui, suivant les prescriptions de sa grand-mère, va veiller le chanteur à qui une décoction mystérieuse délie la langue. Gardel se raconte, raconte son quartier de Buenos Aires (« Là, vivaient des gens qui partaient sans retour, des amours qui laissaient des blessures géantes d’un mal secret. Ces désespoirs, il fallait les interpréter avec vérité, à bout portant »). S’ouvre pour la jeune Micaela une parenthèse enchantée, celle de la tournée de la star, celle d’un amour qui bientôt l’abandonnera : « Voilà ce que je veux raconter : les secousses de cette voix, l’empreinte qu’elle a laissée, ces nœuds qui ne se défont pas, pour voir si, de la sorte, j’arriverai enfin à me laver du mal de lui. »
– Une cousine portoricaine, donc ?
– Oui, experte en décoctions puissantes et en botanique insoupçonnée.
– Abandonnée par son amant ?
– Oui, mais pas par son savoir ni par la littérature car « les mots nous laveront de cet adieu », décrète-t-elle, et moi je vous le dis aussi, ces mots-là, venus d’une île lointaine, vous ancreront, et leur souffle vous grandira, et leur foisonnement vous exaltera.
Je rédige mon ordonnance. La dame, visiblement soulagée, se lève.
– Je vais transmettre aux camarades, merci docteure.
Quelques minutes plus tard, une nuée de sorcières s’envole, zigzague un moment sur le toit de l’hôpital, à l’aplomb des vigiles cloués au plancher des vaches, puis disparaît.
Et l’hôpital, de nouveau, est désert.
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
Mayra Santos-Febres, La Maîtresse de Carlos Gardel, traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo, Zulma, 2019.
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