Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Cher Bernard, tu permets que je t’appelle Bernard ? Tu dois bien t’en souvenir, même confusément, mais les gens de gauche ont le tutoiement facile. Tu ne m’en voudras pas, j’en suis certain : ton activisme au sein des Jeunesses Radicales de Gauche bordelaises a bien dû laisser une trace dans ton cortex, juste derrière la nuque rasée de près qui fait tout ton charme d’homme de gauche.
Et puis, il y a toute une tradition littéraire qui justifie ce mode d’adresse aux hommes d’État. Regarde, par exemple, Antonin Artaud écrivant au législateur. Mais si, allons, souviens-toi, tu as certainement lu ce texte de L’Ombilic des Limbes, lorsque tu étais conseiller juridique à la Banque Populaire “Monsieur le législateur de la loi 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants…”. Il serait étonnant que ta formation de juriste poursuivie jusqu’à l’âge respectable de vingt-huit ans ait laissé une telle lacune dans une culture littéraire qu’on imagine incommensurable. D’autant plus étendue d’ailleurs que tu as ensuite fréquenté les cabinets ministériels avec assiduité. Or, comme chacun sait, on lit beaucoup, aux cabinets. Mais bon, si d’aventure tu ne l’avais pas lu, ce texte, tu devrais : l’entrée en matière semble taillée sur mesure pour toi. Mais je m’égare : on parlera de poésie et d’Antonin Artaud une autre fois, quand tu auras le temps, après les élections, sans doute. Ce serait faire injure à tes hautes fonctions que de supposer que tu as le temps de lire des choses aussi oiseuses. Et puis cette lecture n’est pas adaptée : Artaud s’adressait à un homme d’État : pas à un homme d’État d’urgence. La nuance est de taille : l’État-d’urgentisme est une disposition toute particulière et suppose, entre autres choses, une bibliothèque spéciale, des lectures épurées, efficaces, percutantes : en un mot urgentes. Si les lectures de cabinets sont abondantes, au ministère, c’est plus difficile. Même ton ex-collègue à la culture, Fleur Pellerin, a priori plus préposée au langage articulé qu’aux comptes rendus de garde-à-vue le disait : pas le temps de lire, pas payée pour lire des livres. Fichu métier. Tant d’abnégation force le respect.
C’est donc en me remémorant ce dur contexte que j’ai pensé à chercher un livre à la fois adapté à ta fonction et suffisamment allégé pour qu’il ne t’en éloigne pas trop : trop de pages et de fiction risquerait de nuire à ton noble ministère et aux impératifs de l’état d’urgence, et ça, ça, il faut l’éviter à tout prix.
Dans un premier temps, j’avoue avoir caressé l’idée de t’inviter à relire La Vénus à la fourrure de Leopold von Sacher Masoch. Une suggestion dictée là encore par les circonstances particulières de ton exercice ministériel. Des policiers dominateurs, armés et masqués défiant ton autorité lors de manifestations interdites dans les rues et sur les places de cette République que tu aimes tant. Des factieux qui s’en prenaient nommément à ta personne et appelaient à emprisonner tes frères ou tes amis. Un outrage suprême qui, en bonne logique aurait dû déclencher l’ire de l’État et faire abattre le glaive de la Justice sur ces mauvais citoyens. On t’a connu droit dans tes bottines au printemps contre les “casseurs”, inflexible, implacable dans ta défense de la loi “travaille !” impitoyable contre les saboteurs de bornes de métro, d’une éloquence de rhéteur athénien face aux égratigneurs supposés de vitrines d’hôpital, d’une fermeté sans faille face aux terroristes syndicaux. Ta compréhension enamourée et ta tendre indulgence envers les virils commandos pimponnants qui remettent ouvertement en cause ton autorité alors qu’ils sont en principe placés sous ta tutelle directe n’en est que davantage révélatrice de cette tendance maréchausséphile vécue sur le mode de la soumission. Dont acte : les rudiments du roman en question étant acquis, le conseil de lecture perdait tout objet.
Le défi restait donc entier : comment contribuer à l’effort patriotique et te fournir un ouvrage à la fois succinct, d’une grande qualité littéraire et en accord avec les circonstances dramatiques qui – nous sommes priés de le croire – justifient l’inscription de l’état d’urgence dans un horizon indéfini ?
J’avoue avoir eu du mal à fixer mon choix : c’est un peu comme l’histoire de celui qui est sommé de choisir un disque, un livre et une plante verte pour passer le restant de ses jours sur une île déserte. Remarque bien que, dans ton cas, la question se pose moins : l’île d’Yeu n’est pas déserte, certains de tes semblables t’y ont déjà précédé, tu t’y trouveras en bonne compagnie.
Je pense avoir trouvé. Un digest, pour respecter ton minutage ministériel, des références littéraires, riches en éléments de langage pour te permettre de diversifier les occasions de briller devant la presse. Surtout, une prise directe sur l’époque que tu contribues à construire. Thomas Baumgartner a eu l’excellente initiative d’aller puiser les ressources qu’il te faut et de les accommoder à la sauce néo-socialiste, avec un tel bonheur qu’il est difficile de ne pas croire que ton insigne exemple n’y soit pour rien. Publié aux éditions du Monte-en-l’air, Longtemps je me suis couché de bonne heure pour raisons de sécurité met en effet à portée de ministre – fût-il de l’Intérieur – une trentaine de citations classiques parfaitement acclimatées à l’état d’exception permanent promu par le gouvernement auquel tu appartiens. Tous les extraits ont été corrigés dans le sens voulu par l’air du temps. Paul Nizan par exemple, pour les arrestations des délinquants qui hantent les universités et les rues des quartiers populaires : “j’avais vingt ans. Pour des raisons de sécurité, je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie”. Paul Éluard, pour l’éducation civique et morale : “Sur les cahiers d’école / sur mon pupitre et les arbres / sur le sable sur la neige/ j’écris ton nom pour raisons de sécurité”. Jean Giono pour les assignations à résidence et autres arrestations préventives de mauvais Français : “L’aube surprit Angelo béat et muet mais réveillé pour raisons de sécurité”. Franz Kafka, même s’il s’agit d’un étranger, est une référence incontournable pour justifier la pertinence du fichage universel permis par le décret que tu as signé pendant le week-end de la Toussaint 2016 : “On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir jamais rien fait de mal, il fut arrêté un matin pour raisons de sécurité.” Pour une poignée d’euros, tu pourras parsemer de culture tous les sujets qui te tiennent à cœur et qui font le sel de la politique actuelle : le travail, la famille, la patrie et même l’amour. Le livre est aussi riche que léger, aussi suggestif que facile à ranger dans une poche de veston. Son prix est économique : tu pourrais en acquérir plusieurs exemplaires, il ferait le bonheur de bon nombre de tes collègues et mentors : Manuel Valls, François Hollande, bien sûr, mais sois sûr qu’Alain Bauer, Malek Boutih ou Julien Dray en feraient également leur miel.
Christophe Giudicelli
Ordonnances littéraires
Thomas Baumgartner, Longtemps je me suis couché de bonne heure pour raisons de sécurité, Le Monte-en-l’air, 2015
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