La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Roumanie-Albanie : pourquoi aimes-tu le foot, Shpend ?
| 20 Juin 2016

“Les Albanais sont de vrais enfants : tu leur dis que la mer est faite de vin, ils la boivent aussitôt”, disait l’intrigant Fiore, interprété par Michele Placido dans Lamerica, réalisé par Gianni Amelio en 1994. Le film montrait l’Albanie dans la première moitié des années 1990, lorsque les conditions économiques poussaient les gens par milliers à émigrer vers l’Italie. Les images des embarcations pleines à ras bord qui abordaient les côtes de la Pouille ont été les premières à marquer l’imaginaire collectif européen. Depuis, avec le temps, les routes ont changé ainsi que les protagonistes de l’immigration, mais non les moyens et les destinations de débarquement.

L’Albanie actuelle n’est plus celle que décrivait Amelio dans Lamerica, plus du tout. Avec un PIB de 3%, l’économie connaît une belle croissance et la tendance migratoire s’est inversée. Aujourd’hui, le Pays des Aigles abrite près de 20 000 Italiens, qui s’y sont établis pour ouvrir des activités commerciales et des entreprises.

Shpend, 23 ans, est né à Maqellarë Dibër, un modeste village du Nord-Est de l’Albanie, tout près de la frontière macédonienne. Il vit à Turin depuis quinze ans et est désormais citoyen italien. Son équipe favorite est le Milan qui, depuis quelque temps, ne lui donne guère de satisfactions. Quand jouent les équipes nationales, il supporte aussi bien l’Italie que l’Albanie, mais l’équipe que dirige Gianni De Biasi a réveillé en lui la fierté de ses origines. La qualification à l’Euro “a prouvé au monde entier que l’Albanie se redresse. On n’est plus attardés, loin de là. On est en train de rattraper le train dans tous les domaines et le foot le prouve bien. De nombreuses infrastructures ont vu le jour pour tout un tas de jeunes qui croient qu’un ballon peut changer leur vie.”

La meilleure qualité de l’équipe nationale albanaise, selon Shpend, “c’est le groupe. Même si on n’est pas des champions, on y met toute notre âme”. Y mettre toute son âme, cela signifie tout donner, transpirer courir se battre, faire face à ses propres limites et y croire quand même. En Albanie, Gianni De Biasi est désormais une idole, un peu comme Ranieri pour les supporteurs de Leicester. Même si le foot italien est en crise, ses entraîneurs savent offrir des rêves de rédemption.

Lors du match amical à Gênes le 18 novembre 2014, 11.000 Albanais ont chanté l’hymne de Mameli, en hommage à l’Italie dont la langue est connue et parlée en Albanie grâce à la télévision.

Sur la voie de la qualification, le match contre la Serbie du 14 octobre de la même année a focalisé de nouveau l’attention sur la signification sociale et politique que le football recouvre quand il se lie à des sentiments nationalistes. Un drone qui porte le drapeau de la Grande Albanie survole le terrain de jeu et le Serbe Mitrovic parvient à s’en emparer. Les visiteurs agressent le joueur serbe et sont aussitôt frappés par les supporteurs serbes. Une bagarre générale éclate qui conduit les deux équipes à quitter le terrain et à ne plus y revenir. Le match est gagné par disqualification par l’Albanie, où militent plusieurs joueurs kosovars qui ne tolèrent pas l’ingérence serbe dans le droit d’autodétermination du Kosovo à majorité albanaise.

Le football amplifie des blessures profondes et anciennes, en particulier quand elles concernent l’Europe géographique qui ne coïncide pas avec l’Europe politique et économique. Le 9 mai, la journée de l’Europe que peu de gens connaissent et que pratiquement personne ne fête, on la célèbre à Tirana avec des drapeaux bleus étoilés qui flottent partout pour raconter le désir de l’Albanie d’entrer dans une Union remise en question dans plusieurs régions du continent, comme le montre l’affaire du Brexit.

Gianni De Biasi, ex-entraîneur de Modène et du Torino, a reçu la citoyenneté d’honneur et, à l’Euro 2016, il chante fièrement l’hymne albanais. Il veut gagner, exactement comme le Roumain Anghel Iordănescu, qui fête aujourd’hui sa centième à la tête de la sélection nationale et “marele maestru al fotbalului românesc”, grand maestro du football roumain.

Pour Shpend, le match Roumanie-Albanie est un derby. Il le regarde dans un bistrot turinois avec sa fiancée Maria, une Roumaine originaire de la ville de Slatina. Entre les communautés albanaise et roumaine, ce n’est pas toujours la bonne entente et souvent les tensions s’ajoutent à des problèmes d’intégration plus généraux, bien que les deuxièmes générations soient bien intégrées sur les plans scolaire et social. L’histoire d’amour entre Maria et Shpend dépasse les préjugés, même si le racisme existe et qu’il fait mal. L’inscription sur les maillots des joueurs signifie “Respect” : ce mot devrait être cousu sur la peau de tout le monde, disent les deux tourtereaux.

Le match commence avec la domination de la Roumanie, mais une occasion que rate spectaculairement Lenjani à la 23ème pousse les Albanais à sortir tout leur orgueil. À la 43ème, sur une passe décisive de Memushaj, Sadiku élimine Tatarusanu par un lob et marque, le premier but de l’Albanie lors de la phase finale d’une compétition internationale. Le banc est en plein délire, l’enthousiasme de De Biasi et de son assistant Tramezzani explose à l’unisson avec celui des joueurs et des supporteurs. Durant la seconde mi-temps, l’Albanie gère bien son avantage, miné cependant par une transversale du Roumain Andone à la 75e. Quand l’arbitre siffle la fin de la rencontre, le rêve des aigles est encore vif, même si pour accéder aux huitièmes de finale il faudra attendre les résultats des autres matchs et voir si l’on fait partie des meilleurs troisièmes.

Maria l’a amère, la Roumanie a perdu alors qu’elle espérait la victoire : “Aujourd’hui, le foot nous a unis, il nous fait nous disputer, mais ensuite un bon baiser fait tout passer”, lui dit son fiancé en riant. La victoire des aigles montre à l’Europe que l’Albanie est capable “d’avancer toute seule dans le monde”, comme le chante le groupe de rap italo-albanais Albaboys.

Pourquoi aimes-tu le foot, Shpend ?

Parce qu’il me fait me sentir vivant.

Parce qu’il raconte des histoires qui continuent même après la fin du match.

Parce que, dans le foot, il y a du bon et du mauvais, exactement comme en chacun de nous.

Le bistrot ferme, Roumains et Albanais rentrent chez eux dans cet été turinois qui ne se décide pas à venir. Mercredi, c’est l’Italie qui joue, on retournera l’encourager.

Paola Cereda
Traduction de l’italien par Patrick Vighetti

 

Paola Cereda, écrivaine italienne et voyageuse, se passionne pour les questions concernant l’immigration. Elle vit à Turin où elle s’occupe d’écriture et de projets artistiques et théâtraux dans le domaine social, en particulier dans le milieu interculturel. Elle a publié les romans Della vita di Alfredo (Bellavite, 2009), Se chiedi al vento di restare (Piemme, 2014) et Le tre notti dell’abbondanza (Piemme, 2015).

0 commentaires

Dans la même catégorie

Drone de drame (ou presque)

L’arbitrage du Mondial devait être assisté par des drones qui, grâce à un ingénieux système que nous ne détaillerons pas ici (trop technique pour nos lectrices), suivraient au plus près tous les déplacements des ballons. D’autres suivraient les joueurs qui profiteraient d’être loin du cœur de l’action pour préparer un mauvais coup.

Ailleurs l’herbe est plus jaune

Depuis quelques mois, on ne parle que des à-côtés du mondial du Qatar. Pots-de-vin, esclavage, chantiers mortels, catastrophe écologique à tous les étages  et diverses autres broutilles collatérales que nous passerons sous silence. Bizarrement, on a peu souligné le fait que tous les matchs se joueront… sur du sable.

J38 – Ecce homo

En cette dernière journée de la saison, une question demeure : pourquoi une telle popularité du football ? Parce que le supporteur s’y reconnaît mieux que dans n’importe quel autre sport. Assurément, le football est le sport le plus humain. Trop humain. Le football est un miroir où le supporteur contemple son propre portrait. Le spectateur se regarde lui-même. Pas comme Méduse qui se pétrifie elle-même à la vue de son reflet dans le bouclier que lui tend Persée. Au contraire, c’est Narcisse tombé amoureux de son propre visage à la surface de l’eau. (Lire l’article)

J35 – Le bien et le mal

Ses détracteurs comparent souvent le football à une religion. Le terme est péjoratif pour les athées, les croyants moquent une telle prétention, et pourtant certains supporteurs revendiquent la métaphore. Le ballon leur est une divinité aux rebonds impénétrables et le stade une cathédrale où ils communient en reprenant en chœur des alléluias profanes. Selon une enquête réalisée en 2104 aux États-Unis, les amateurs de sport sont plus croyants que le reste de la population. Les liens entre sport et religion sont nombreux : superstition, déification des sportifs, sens du sacré, communautarisme, pratique de la foi… Mais surtout, football et religion ont en commun de dépeindre un monde manichéen. (Lire l’article)

J34 – L’opium du peuple

Devant son écran, le supporteur hésite. Soirée électorale ou Lyon-Monaco ? Voire, le clásico Madrid-Barcelone ? Il se sent coupable, la voix de la raison martèle ses arguments. À la différence des précédents, le scrutin est serré, quatre candidats pourraient passer au second tour. D’accord, mais après quatre saisons dominées par le Paris Saint-Germain, la Ligue 1 offre enfin un peu de suspense… Dilemme. Alors, le supporteur décide de zapper d’une chaîne à l’autre, un peu honteux. Le football est l’opium du peuple, et il se sait dépendant… (Lire l’article)