Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
On trouve étrangement peu de plasticiens inspirés par l’œuvre de Scarlatti. Le sculpteur Frank Stella est l’exception : fasciné par les sonates, il les décline en assemblages métalliques peints rappelant la phrase de d’Annunzio : “ Partie de la nuque, elle revenait à la nuque ; partie du genou, elle revenait au genou”. Cela tient de l’œuf, pour la forme globale, et de l’engrenage et du ressort cassé pour la structure interne. Des horloges éclatées… pour rendre hommage au musicien mécaniste.
Mais les sonates sont elles-mêmes des œuvres plastiques, puisque Scarlatti se pose toujours la question du lien entre l’œil et l’oreille. À cet égard, une étude fine de leur structure montre que leur constituant principal, le grand motif double symétrique dont il a beaucoup été question ici, n’a pas de position précise au début du corpus. Peu à peu, cependant, il migre vers une position bien particulière, aux deux-tiers de la sonate. À y regarder de plus près, c’est à mi-chemin entre la moitié (4/8) et les trois-quarts (6/8), soit à 5/8, pas loin de ce qu’il est convenu d’appeler le “nombre d’or” : 0,618…
Même si, aux dernières nouvelles, notre attirance pour le nombre d’or serait d’origine physiologique, et liée aux dimensions de notre champ visuel, plus large que haut dans un rapport voisin de 0,6, une mythologie tenace s’attache à ce prétendu secret pythagoricien que l’on retrouverait dans la pyramide de Khéops, le Parthénon, les toiles de Manet ou le “Modulor” de Le Corbusier, qui est bien le seul à s’en réclamer explicitement. Faut-il en déduire que Scarlatti a lu Euclide et peu à peu déplacé son motif double en calculant sa position optimale ? Rien ne l’indique, mais d’autres musiciens ont ouvertement joué avec le nombre d’or. À commencer par Bach, numérologue obsessionnel, et par Bartok, dont la Musique pour cordes, percussion et célesta (1936) est un emboîtement fractal de proportions plus ou moins dorées. Mais Bartok, pourtant passionné par les sciences exactes, n’évoque nulle part dans ses écrits ce recours aux mathématiques élémentaires.
Une partie de cette Musique pour cordes, la plus angoissante, est utilisée par Stanley Kubrick dans le très horrifiant Shining (ainsi que Dans la peau de John Malkovitch de Spike Jonze… après avoir fait le générique de Télé-philatélie présenté par Jacqueline Caurat dans les années 1960), lequel Shining a fait l’objet de multiples exégèses chez les tenants de la théorie du complot. Aucun d’entre eux ne semble avoir fait un lien entre la grande salle de l’hôtel, baptisée Gold Room, et la musique dorée de Bartok, mais cela ne devrait pas tarder.
L’inéluctable tendance du double scarlattien à aller se poser sur le nombre d’or incite à voir d’un autre œil l’unique portrait que l’on ait de Domenico (qui se trouve à Alpiarça près de Lisbonne), peint très vraisemblablement par son ami Jacopo Amigoni à l’occasion de son intronisation comme chevalier de Santiago en 1738.
Scarlatti et Amigoni — qui avait déjà, à la même époque, gravé le frontispice des Essercizi — devisèrent-ils gaiement autour de la Divine proportion définie en 1509 chez Luca Pacioli, et illustrée par Léonard ? Toujours est-il que le nombre d’or, à l’horizontale, “tombe” pile sur le bord du clavecin sur lequel s’appuie Scarlatti, et à la verticale sur un étrange détail qui semble être “6/7” (et non 5/8). Clin d’œil pythagoricien ? Pur hasard ? À vous de voir… Mais inutile de demander leur avis aux historiens d’art : ils attribuent ce tableau, sur la foi d’un papier (aujourd’hui perdu) glissé par on ne sait qui entre la toile et le cadre, à un dénommé Domingo Antonio Velasco… qui est inconnu au Diccionario biográfico español, que le Bénézit situe au début du XIXe siècle, et dont Wikipedia dit en tout et pour tout : “son œuvre la plus connue est le portrait de Scarlatti”. Connaissez-vous beaucoup de peintres qui n’ont peint qu’une seule toile ?
La sculpture, le film et la sonate de la semaine
Voilà ce qu’inspirent au sculpteur Frank Stella (ce n’est pas lui qui parle) les sonates de Scarlatti :
Quand la musique de Bartok, dans Shining, s’accorde avec le bruit de roulement du tricycle : un moment sonore inoubliable, comme celui du vent dans le parc de Blow Up. Allez savoir pourquoi.
Enfin, la 517, extraite du dernier cahier du manuscrit de la reine, par Pierre Hantaï. Ce que sauvagerie veut dire. Pour pénétrer l’univers scarlattien, et entendre le meilleur du clavecin actuel (celui-ci est de Philippe Humeau), écoutez ça au casque à fond les manettes. La sonate est squattée par un grand double symétrique souligné de graves magnifiques, et précisément centré sur le nombre d’or :
Rendez-vous à Alpiarça
Cela devait arriver un jour : j’ai fini par me trouver devant le portrait de Scarlatti, accroché entre deux paysages italiens de Richard Parkes Bonington dans les collections de José Relvas, politicien et amateur d’art portugais qui l’acheta en 1912 à un descendant de Scarlatti. Grâce à l’obligeance (muito obrigado !) du conservateur Nuno Prates, le tableau a pu être décroché, et même retourné.
Scarlatti décroché, recto et verso — ce qui s’appelle faire le tour de son sujet.
Hélas, aucune signature ni le plus petit indice qui permettrait de l’attribuer de façon certaine à Amigoni (il faudrait pour cela dater la peinture), mais l’émotion de scruter dans ses moindres détails une toile aussi pleine de surprises que la musique de celui qu’elle représente. La caisse du clavecin, par exemple, s’orne d’une petite fleur rose qui semble tombée du gilet de Scarlatti où en sont brodées plusieurs…
Quant à la pendule visible en arrière-plan, et dont Kirkpatrick dit qu’elle indique l’heure de la cérémonie d’intronisation du chevalier de Santiago, elle marque 2h 22, l’heure exacte à laquelle je me suis trouvé devant le tableau !!! Aucun doute : l’homme aux 555 sonates m’avait fixé, à 277,5 années de distance (555/2), un rendez-vous spatio-temporel, et m’annonçait que la boucle de ma recherche était bouclée.
— Ai-je encore droit à une chronique ? balbutiai-je.
— Si, si, ma si c’est la trentième, tou sais qué la trentième elle est différente ; tou vas mé faire oune fougue ?
— J’aimerais bien, rétorquai-je, mais ce sera plutôt sur l’improvisation…
— Va bene pour l’improvvisazione ! Ma après, tou me laisses reposer in pace, d’accordo ?
Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes
Chronique précédente :
« Le style et la structure » Chronique suivante :
« La sonate comme OVNI »
0 commentaires