La pandémie sévit depuis des années. Les pouvoirs publics nient l’urgence, malgré les interventions de personnalités clefs, scientifiques notamment. Tout récemment, le coup de poing du mathématicien Cédric Villani le 25 mai 2016 sur France Inter : “Je déteste les chiffres, la statistique c’est la mort de l’analyse.” Le présentateur venait bien sûr d’évoquer les derniers chiffres du chômage, les cours de la Bourse, la hausse des températures et du prix du carburant, le nombre de raffineries bloquées, le rapport sur le temps de travail des fonctionnaires, les 50 000 adhérents revendiquées par Emmanuel Macron, le pourcentage de Français syndiqués à la CGT, les derniers sondages concernant le Brexit…
Des chiffres, en pagaille. Invasion statistique qui suscite, chez bien des citoyens, incompréhension, scepticisme et méfiance, parce que, voyez-vous, les chiffres sont cuisinés, maquillés, mélangés, opposés, renversés : quand ils nous parviennent, leur propre mère ne les reconnaîtrait pas. Ils sont partout : dans nos médias, nos rues, nos discours, nos maisons. Étonnant qu’on donne encore des prénoms et noms aux humains quand il serait si simple de les numéroter.
“Les faits, la réalité matérielle et immatérielle, nous arrivaient en chiffres et en pourcentages, les chômeurs, les ventes de voitures et de livres, les probabilités de cancer et de mort, les opinions ‘favorables’ et ‘défavorables’.” Cinquante-cinq pour cent des Français pensent qu’il y a trop d’Arabes, trente pour cent possèdent un magnétoscope. Deux millions de chômeurs. Les chiffres ne disaient rien d’autre que la fatalité et le déterminisme”, écrivait Annie Ernaux dans son roman Les années publié en 2008.
Les journalistes traduisent notre monde en calculs, montants, tableaux, pourcentages, camemberts ou diagrammes. Qu’ils nous disent donc combien de chiffres ils nous obligent à avaler chaque jour, quel pourcentage de lecteurs, téléspectateurs ou d’auditeurs les digèrent vraiment, quelle proportion de ces mêmes chiffres ont un sens, au fond, et quand, mais quand donc cette valse de signes abscons prendra fin, pour qu’enfin ils se mettent à analyser, expliquer, raconter.
Les chiffres ont chassé les mots.
Et pourtant
“Le feu a été volé et mis dans nos bouches
Pour que le mot comporte un peu de braise, un peu de lumière
Et qu’on puisse dire
le monde
qui se consume
sous nos yeux”
écrit Seyhmus Dagtekin dans À l’ouest des ombres, tout récemment publié par les éditions du Castor Astral. Ce beau recueil s’ouvre sur une “Invitation à sortir de l’abîme”. Alors, oui, comment sort-on de l’abîme ? Par les mots, la création, la poésie, nous dit l’auteur. Une poésie qui, peut-être, sait
“Guetter le bon angle
Pour que le mot ricoche sur les peaux
Sans y laisser trace de notre passage”
Les mots du poète sont sans aucun doute l’antidote adapté au raz de marée arithmétique actuel, il faut ouvrir ce livre et se laisser porter par ses fulgurances et ses télescopages, “Les mots nous regardent et roulent avec des chiffres sauvages entre verre et sueur dans l’herbe de l’été”. Chers journalistes, essayez donc la poésie.
Le traitement sera long, les rechutes probables, “Je dis tour eiffel, il dit nombre de ses marches”, mais la lecture quotidienne et surtout ininterrompue de vers devrait, à terme, conduire à une réduction très nette de la pratique chiffrée addictive. Pour accompagner le traitement, on pourra prescrire de la musique choisie en fonction des goûts du patient ou des promenades en plein air, cela pourra aider à contrer les symptômes de manque les plus pénibles.
“Les voies restent navigables même si la faim gronde à la surface des eaux calmes
Qui ne dit rien du règne des mots
Ni des rates qui rempliront nos creux
Dans le désordre de nos limites”
Le patient pourra être invité à s’exercer lui-même aux mots, s’il le désire, qu’il raconte comme il le pourra sa cure de désintoxication. Dans l’évaluation de sa douleur, l’échelle numérique lui sera refusée, le praticien aidera le patient à comprendre “que les chiffres n’articulent pas les plaintes”. Il pourra se murer temporairement dans le silence mais cela n’aura rien d’inquiétant, “Je sais que nous pouvons nous entendre sans parler et que tu viendras dans les bris de verre qui tomberont sur la parole”.
La persévérance, encore une fois, est la clef du succès, et le sevrage ne se fera qu’au prix de souffrances physiques et psychiques inévitables. Mais, allez, rêvons : au bout du tunnel, il devrait y avoir quelque chose, un peu de sens retrouvé, un peu d’humanité rentrée d’exil, un peu de raison recouvrée. Des mots, pour dire les hommes, et ce serait déjà quelque chose.
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