Avouons-le, l’affiche du jour nous a fait envie : face à face sur le ring, les deux stars historiques de l’écurie DC Comics, Ange et Démon d’un catch geek planétaire, “super hérauts” de valeurs que tout oppose. À ma droite, cape et slip rouges sur pyjama bleu, le premier de la classe, immortel descendu du Ciel – de Krypton – pour sauver le monde. Propagandiste antinazi puis anti-rouge, Christopher Reeve reaganien sur grand écran, champion de l’Amérique triomphante et fière d’elle-même – jusqu’à finir au placard dans son costume de réac lisse et ringard. À ma gauche, ailes et oreilles de chauve-souris sur armure couleur nuit, caché sous la terre, notre frère “humain, trop humain” : pas le moindre pouvoir surnaturel (que du muscle, du cerveau, du high-tech – et beaucoup d’argent), et toute une tragédie d’orphelin à exorciser en justicier vengeur borderline (le meurtre de ses parents, obsessionnelle scène primitive parmi les plus dessinées/filmées de l’Histoire). Grand névrosé travaillé de pulsions et de doutes, sans doute le plus passionnant des demi-dieux made in USA – et le Chevalier Noir / Dark Knight de l’Amérique post-11-Septembre, créature du master of comics Frank Miller brillamment réactualisée par Christopher Nolan.
La querelle qui divise le Net ne s’avère alors pas si vaine : ce film est-il un “Batman” ou un “Superman” ? Quitte à singer Nolan, il choisit d’abord la noirceur du premier, et le spectacle d’une hyper puissance fragilisée, fissurée, fracassée même – telle la statue du second, souillée avant d’être détruite. S’exhibent encore les plaies du World Trade Center, et autant d’images-traumas qu’un pays grand blessé cauchemarde à l’infini : la catastrophe elle-même, reconstituée à quelques aliens près ; mais aussi “l’après”, cette ère de la terreur où nous vivons encore (foule soufflée par un attentat, désert où se cache l’Axe du Mal, drone dont l’ombre polémique plane ici…). Et le récit d’interroger les responsabilités : quelle légitimité à la violence, même du côté des “gentils” ? qui provoque vraiment les guerres ? Superman est-il le coupable ou le sauveur de ce simili-9/11 ? La vraie héroïne n’est-elle pas plutôt cette juge incorruptible qui ne rigole pas avec les principes de la démocratie ?
Les super héros eux-mêmes sont fatigués, déjà blasés de ce qui les attend – comme d’avoir à gérer leur image publique, en une parabole sur la société du spectacle devenue structurelle du genre. Pleins de toutes leurs expériences bd et ciné passées, lassés d’être encore ressuscités, ils ont le syndrome du vétéran : Superman en éternel exilé, incompris dans ce monde de fous que nous peuplons ; Batman tassé et grisonnant dans son costard de Ben Affleck (un des grands plaisirs pervers du film reste l’impuissance tragicomique du Terrien face au Kryptonien). La crise du sens devient alors quasi-métaphysique : pourquoi avons-nous tant besoin d’un être providentiel ? – de Dieu ? Marquée par l’art hyperréaliste et esthétisant de l’illustrateur Alex Ross, la mise en scène se fait iconographie religieuse : épiphanies célestes auréolées de lumière, sombres enfers et bras protecteurs pour enfants suppliciés, tandis que retentissent orgues et trompettes des saints en 5.1.
Mais très vite, aussitôt la juge disparue hors champ, l’ivresse de l’hyper puissance reprend le film. Fini les débats moraux, place aux supers pouvoirs des technologies numériques, le seul Dieu caché de tant de prodiges. Snyder joue la surenchère de l’action et du show, cette spirale frénétique d’apparitions et de pyrotechnies qui a abîmé tant de films depuis 15 ans. Car telle est la vraie affiche : “DC/Warner vs Marvel/Fox”, titanomachie pour le trône planétaire entre les maisons-mères, piégées par un modèle économique absurde où chaque studio joue sa survie sur deux ou trois franchises annuelles qui concentrent tout l’effort de production. Face aux deux collectifs Marvel (X-Men & Avengers), destinés à s’agréger selon la logique folle du “toujours plus”, DC nous vend sa propre famille recomposée de mutants et de méchants, il place au passage la bande-annonce d’une Apocalypse à venir… Et dans un long délire final de foudres et de feux, tunnel d’effets spéciaux tout en travelings et en vacarmes, DC entend prouver qu’il en a une plus grosse que Marvel. Avec son esthétique de pubard obsédé du ralenti et du grand angle, Zack Snyder se fascine ici encore pour l’hyper puissance comme virilité, son programme psychanalytique et idéologique dès le surtestostéroné 300 (l’épopée des Spartiates face aux Perses, en version fascisante, homophobe, misogyne, raciste et – si si – eugéniste).
À mesure que ce “Batman” devient tout à fait un “Superman”, le problème de l’impuissance prend un tour moins politique et plus fantasmatique : la kryptonite suscite la débandade de l’un, une nouvelle armure sert de penis expander à l’autre, entre autres artefacts phalliques… Le scénario devient cryptique, on ne comprend bientôt plus pourquoi ces deux-là s’affrontent, sinon pour la couronne de mâle alpha ultragaulé. Comme décomplexé, l’imaginaire hollywoodien met ici à nu sa libido malade, sa mauvaise bile de frustration masculine et de régression œdipienne. Et Superman et Batman de finir entre poilus qui se comparent l’engin, avant de se réconcilier selon la bonne vieille fraternité des vestiaires et des casernes. Histoire d’ensemble faire enfin fermer sa gueule à cette tapette d’intello ironique et bavard qui sert de super méchant, le dernier à tenter de penser dans un monde de brutes (Jesse Eisenberg en roue libre). Mais on sait bien qui sort vraiment vaincu d’une telle surenchère virile : à force de se balancer des uppercuts dans la gueule, on dit que les boxeurs perdent des neurones à jamais.
Thomas Gayrard
Superman vs Batman, l’aube de la justice (2h33), de Zack Snyder, avec Ben Affleck, Henry Cavill, Gal Gadot, Jesse Eisenberg…
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