La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XXXI. Les pirates
| 24 Fév 2019

Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par un couple d’ostréiculteurs rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali iibn-el-Fahed, le plus grand des Dompteurs, qui le mène à la Gloire internationale, Tigrovich, tigre, prince et artiste a connu la gloire internationale et la déchéance de l’artiste mélancolique. Un jour son dompteur disparaît. Mais le clown Démétrios a persuadé notre héros de prendre la route à la recherche de l’étoile de sa vie, son dompteur qui a opportunément laissé quelques indications permettant de le retrouver un jour, mais pas tout de suite, en Égypte, dans un coffee-shop. Embarqués à bord du Circus commandé par Youssef, capitaine corse, ils ont levé l’ancre et rencontré comme il arrive sur les cargos et paquebots, une mystérieuse passagère clandestine, un chanteuse égyptienne qui se révèle, contre toute attente, être Ali le dompteur lui-même, indeed ! À bord du Circus, tout le monde se réjouit de ces retrouvailles. Si ce n’est que qu’à l’horizon menace une noire frégate : ce sont des pirates !

Et pas n’importe quels pirates. Youssef et Ali échangèrent un triste regard. Ils avaient reconnu, à ses voiles dorées, le skif rapide de Malo ibn Malich, le célèbre voleur d’artistes. En voulait-il à Tigrovich dont il aurait appris l’embarquement par l’un des nombreux espions qu’il égrenait, tel un fléau, de Babylone à Massilia ? Avait-il plutôt eu vent de la clandestine présence à bord d’une cantatrice égyptienne, fausse mais il l’aurait ignoré, dont il tirerait bon prix, pensait-il, dans ces infâmes bouges du Caire où se revendent les artistes ? Venait-il plutôt au hasard, confiant à sa bonne étoile le soin de le mener à quelques nouveaux forfaits cruels autant que lucratifs ? Qu’importe… Il venait, menaçant, effarouchant, batailleur et querelleur, pirate de la pire espèce. Déjà, au loin, mais plus si loin, on distinguait, brillant entre leurs dents acérées, les couteaux que portaient ses hommes tous rassemblés sur le bas bord, prêts à en découdre. Les foulards rouges qu’ils portaient les uns à la tête, façon bohémienne, les autres autour du cou, façon titi parisien, annonçaient, de leur pourpre, le sang qui bientôt coulerait. Et les diamants qu’ils portaient aux oreilles, lèvres ou narines, selon les cas, disaient assez l’appât du gain que nulle pitié ne venait jamais adoucir. Et les couteaux éclataient de reflets sous la brillance du soleil, renvoyant des rayons de lumières vers les yeux de Malo ibn Malich, ligne acérée dans un visage qui semblait, de toute façon, découpé dans l’acier. Et la ligne de ses yeux, placé comme il était à l’arrière du bâtiment, sembler prolonger l’étroit sillage argenté laissé sur son passage par la noire frégate, dont la course rapide clivait, plus qu’elle ne les fendait les flots, le menant et lui et ses hommes, en droite ligne vers le Circus. Ils n’étaient pas loin à présent.

– Cela m’a tout l’air, dit Ali, d’une attaque de pirates.
– Mon oncle Michel-Raymond-Sylvain-Pierre, dit Demetrios, disait toujours qu’en cas d’attaque de pirates…
– C’est donc ainsi qu’il s’appelait, l’Amiral ? Michel-Raymond-Sylvain-Pierre ?, s’enquit Tigrovich .
– Nous vendrons chèrement notre peau, dit, à tout hasard, Youssef.
– Oui. Michel-Raymond-Sylvain-Pierre.
– Que les hommes montent à leurs postes, se reprit Youssef.
– Mais ne lui aviez-vous pas cependant donné un surnom pour la vie de tous les jours ? Ou ne préféreriez-vous pas un prénom à tous les autres ? 
– Nous sommes trois et ils sont trente, firent judicieusement remarquer les trois marins, neveux de dompteur et fils de cantatrice.
– Trente-cinq, même, je le vois bien (quelqu’un dans l’assistance)
– Maintenant que tu me le dis, ma mère (qui était sa sœur) le nommait le plus souvent Pierre. Or Pierre disait toujours qu’en cas d’attaque de pirates…
– Eh bien, que disait-il ? (Ali secouait le clown).

On ne le sut jamais, car le Circus venait de défaillir sous le choc d’une ancre d’abordage, lancée avec rage contre son flanc. Armés jusqu’aux dents, impitoyables et cruels, les pirates ramassant leur muscles s’apprêtaient à… n’étaient plus qu’à un saut de leur cible, allaient sauter, sautaient déjà. Et leur cible, terrible nouvelle, était bien le glorieux Tigrovich : « Ghilas, el ghilas, ghilas », murmuraient-ils autant que le couteau placé entre leur dents le leur permettait, ce qui en berbère – car ces pirates étaient berbères –signifie tigre comme on le sait, comme Ali le savait bien qui jetant sur son tigre un regard désespéré, se plaça entre lui et les pirates, prêt à défendre de son corps son gagne-pain, tigre et amant(e). Mais Youssef, se rassemblant, eut un autre dessein et comme les pirates dardaient sur le Circus des fumées de poix aveuglantes, il lança le seul ordre qui convînt en ces circonstances : « Coooontre-abordaaaage ! ». Ce qu’entendant les trois marins, fils de la cantatrice et neveu, par la mère, d’Ali, dompteur international, comprirent et agirent. Prenant sous leurs bras droit l’un Tigrovich, l’autre Ali et le troisième Demetrios, se saisissant, de l’autre bras, d’une corde bien nouée, ils bondirent si bien qu’au moment où les pirates sautaient d’un bord à l’autre, les trois marins et leur fardeau sautaient d’un bord à l’autre, mais dans l’autre sens, et il sautait également, Youssef, armé d’un harpon de baleinier, trouvé traînant dans la cabine. Les pirates étaient à bord du Circus et, leur faisant face, à bord de la frégate pirate, Youssef, les trois marins, Ali, Démétrios et Tigrovich, tremblants mais prêts à en découdre.

Or en découdre voilà qui se ne serait pas nécessaire, espéraient-ils, car la technique du contre-abordage, outre d’appréciables effets dilatoires pour qui aime temporiser, offre incontestablement un avantage sur l’adversaire qu’elle trouble en ses élans, guerriers autant que grossiers. Elle est d’autant plus élégante qu’on peut à l’envi la réitérer et, tandis que les pirates entreprenaient de remonter à leur bord propre, l’équipage du Circus regagna d’un bond son bâtiment d’origine. Et ainsi de suite, une douzaine de fois, ce qui donnait aux pirates un souffle court, mais ne menait pas à grand-chose, hélas, les deux camps s’obstinant avec entêtement et cruauté (Ibn Malich et sa bande), opiniâtreté et noblesse (les autres).

Le soir commençait de tomber qu’on allait toujours d’un bord à l’autre, sans que la victoire ne semble vouloir choisir son camp. Que ne le choisît-elle plus tôt… Alors je n’aurais pas à conter ce qui va suivre. Mais la victoire, parfois, hésite quand elle ne le devrait pas et tel cet âne qui mourut de son amour égal et pour l’avoine et pour l’eau, tel ce quidam qui hésite, dans une gargote, entre le pain et la soupe, le grog et le cognac, le rôti ou le ragoût, ainsi la victoire hésitait, comme ils allaient d’un bord à l’autre et réciproquement.

Or ce ne fut pas la victoire, pusillanime en ces matières où il convient pourtant de trancher, qui désobstrua l’impasse stratégique où l’on était égaré, mais, venue des rivages d’Egypte où elle s’était formée, grossie de tous les vents du désert qui l’avaient accompagnée dans sa course, furieuse autant qu’énorme, grondant d’une terrible rage accumulée au fil des flots, grise d’écumes et d’embruns, une vague qui roula sa colère vers les deux bâtiments. Comme ils sautaient d’un bord à l’autre, les pirates dans un sens, notre héros et ses amis dans l’autre, elle s’empara, le plaçant en sa crête écumante, du pauvre Démétrios qui hurla d’abord de terreur, avant de s’assurer, comme il pouvait, une vague position de surfeur sur les hauteurs de la vague, le temps de lancer un trait dont il ignorait qu’il serait le dernier. Sa perruque rousse et son nez rouge qui avaient résisté à la mêlée et à l’assaut des vagues, lui donnaient un assez beau profil, vivante médaille du cirque perdue sur des flots incertains. Ce que voyant en plein élan, Youssef et les trois marins réfrénèrent leur saut demeurant sur le Circus, tandis qu’Ali et Tigrovich, qui depuis longtemps sautaient seuls et sans aucune aide, mettant à profit l’art du cirque pour vaincre dans l’âpre combat, ne cessèrent point leur mouvement et abordèrent une nouvelle fois la frégate pirate. Trêve. Quelques secondes. Juste assez pour que le clown, tournant son profil de face, lance, fier et drôle à la fois, et dans le désordre cette fois : « Michel-Sylvain-Pierre-Raymond ». Puis un nez rouge sur une crête. Et puis plus rien : Glou, glou.

Mais durant cette trêve fatale, ces quelques secondes volées sur le temps du combat parce qu’un clown se mourait, les pirates au cœur d’airain, voyant que l’ennemi restait enfin immobile et s’était divisé en deux groupes distincts, mirent à profit l’instant, regagnèrent leur frégate aux voiles dorées et, d’un filet qui traînait là à cette fin, empêtrèrent Tigrovich et Ali. Puis, s’emparant des restes de la risée qui avait mené la vague fatale jusque-là, ils s’éloignèrent avec leur proie précieuse, tandis qu’à travers les mailles du filet, le dompteur et son tigre, tous deux en larmes, voyaient s’éloigner le Circus et sa belle voile rouge. Tigrovich et son dompteur étaient bel et bien prisonniers des pirates.

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

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