La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

| 17 Mai 2017

Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

« On devrait, dans toute bonne traduction, entendre comme un écho de l’autre langue, de la trahison originelle »,  écrivait René Solis – moins comme une injonction ou une prescription que comme un désir ou peut-être un regret – en s’interrogeant sur les signes de reconnaissance d’une bonne trahison traduction. Ah, pour être traîtresse, je n’en suis pas moins bonne, et j’aurai à cœur, cette semaine, de satisfaire cette demande, de traquer les échos, les traductions qui s’affichent comme telles, les langues sous la langue, les VF sous les VO, en d’autres mots les VOST. Une Version Originale Sous-Titrée n’est-elle pas en effet cette chambre d’écho fantasmée ? Au contraire du doublage, qui privilégie l’illusion en substituant une langue par une autre, le sous-titrage exhibe la traduction, la met à l’image sans pour autant cacher l’image, sans donner non plus l’illusion du même, car le sous-titrage n’imite pas les mouvements de lèvres des comédien.ne.s, il traduit le sens, et plus si possible. 

En voici quelques exemples, tirés d’un corpus cinématographique cubain.

La séquence ci-dessus est extraite du film Guantanamera (1995), le dernier du réalisateur cubain Tomás Gutiérrez Alea, mort quelques mois après la sortie de cette comédie en forme de road movie funéraire. En l’absence de sous-titres français à disposition, les sous-titres anglais font parfaitement l’affaire : 

Puchi, ¿ eres romántico ? (« Tu es romantique ? ») demande la dame au saut de la banquette à son camionneur d’amant.
¡ Con cojones ! répond l’intéressé. You bet your balls ! dans la traduction en anglais. Pas mieux en français. Car « con cojones » – littéralement « avec des couilles » – est une expression répandue à Cuba pour signifier « beaucoup »,  « vachement », « un peu, mon neveu ». Bref, le sous-titre en anglais respecte à la fois le sens, le registre et le champ sémantique de la version originale. La confrontation des deux langues est convaincante et le sous-titre provoque l’effet souhaité : il fait rire le spectateur. 

Pourtant, rien n’est plus ardu que de faire rire en VOST. Parce qu’il est difficile, déjà, de faire rire en traduction. Parce que l’humour n’est pas aisément transposable, non seulement d’une langue à une autre, mais d’une culture à une autre, d’une époque à une autre, d’un pays à un autre. Ah, le fameux humour anglais devenu métaphore de l’impossible traduction… 

Dans cette séquence tirée de La Corne d’abondance (2008) de Juan Carlos Tabío, on retrouve l’acteur cubain Jorge Perugorría, encore au sortir du lit dont il a cette fois été précipitamment tiré par sa mère, qui lui annonce fébrilement que la famille est susceptible de toucher un gros héritage en provenance d’Espagne :  

Nouveau type de difficulté : traduire ce qui n’existe pas, non pas dans la langue mais dans la culture cible. Ainsi en est-il parfois de la faune, de la flore, de la nourriture (allez traduire une baguette bien cuite en coréen…) ou, ici, de la monnaie. Il est en effet question dans cette séquence de pesos cubains, de dollars américains et d’un certain « argent étranger ». Rien à redire sur la traduction: il fallait sous-titrer, donc traduire synthétiquement « el dinero ese que hay allá afuera », littéralement « l’argent qui existe là-bas dehors », pourquoi pas « l’argent étranger ». Mais comment rendre compte en français et en quelques mots de la situation évoquée à gros traits par le personnage de la mère : la situation de crise économique dans laquelle est plongé Cuba depuis l’effondrement du bloc soviétique, la coexistence de plusieurs monnaies dans la vie quotidienne des Cubains, la non convertibilité du peso cubain…?

Tiens, pas plus tard qu’hier, une amie me racontait cette blague dite « allégorie du chien », ou allégorie des difficultés du rire à franchir les frontières, et donc à se laisser traduire : 

Le chien.– Raconte-moi une blague.
La petite fille.– Non, tu ne comprends rien aux blagues humaines.
Le chien.– Oh, bien sûr. Parce que je suis un chien, tu penses que je suis idiot !!!
La petite fille.– C’est l’histoire d’un type, il frappe à la porte et il…
Le chien.– Oh, mon Dieu, il frappe à la porte ? Je reviens !

Les deux personnages parlent apparemment la même langue, mais ils ne partagent pas les mêmes références. « C’est l’histoire d’un type » annonce la blague à venir, à condition que l’interlocuteur connaisse l’expression. Or, on ne peut rire ensemble sans connivence. On peut rire, en revanche, de l’incompréhension. C’est alors parfois l’acte de traduction qui provoque l’effet comique (la question a déjà été évoquée à propos d’un sketch des Luthiers). La preuve avec cette séquence tirée de Juan de los muertos, de Alejandro Brugués, coproduction hispano-cubaine qui en 2013 obtint en Espagne le prix Goya du meilleur film étranger en langue espagnole. Dans La Havane envahie par les zombis, il y est question d’amitié, de filiation, de révolution… et de traduction : 

Les plaisanteries les plus courtes sont souvent les meilleures, disait ma grand-mère. Les concepteurs de sous-titrage en savent quelque chose, eux à qui l’on impose un timecode rigoureux et un nombre de caractères limité, qui souvent pousse à la synthèse ou à l’élusion. Aux problèmes communs à toute traduction s’ajoutent donc des contraintes techniques (rythme et concision) et une particularité propre au sous-titrage : la confrontation de la traduction (à lire), de la version originale (à écouter) et de l’image (à regarder). Et quand les trois ne se répondent pas, l’échec – inévitable ? – de la traduction saute aux yeux et aux oreilles, isn’t it, preacher Jones ?  

Christilla Vasserot
Le coin des traîtres

À signaler, ce jeudi 18 mai, une journée d’étude à l’université François-Rabelais de Tours, sur le thème Traduire l’humour. Cette chronique constitue un avant-goût de ce dont il y sera question. 

Crédits sous-titrages: 
Guantanamera : non précisé sur le DVD (nous reviendrons sur la question de la visibilité du traducteur).
El Cuerno de la abundancia : B.B. Com – Paris
Juan de los muertos : fichier .srt signé « koj » (nous reviendrons sur la question polémique de la mise en ligne non autorisée de fansubs). 

Signalons enfin l’existence de l’Association des traducteurs et adaptateurs de l’audiovisuel (ataa) et de sa revue L’Écran traduit.

 

0 commentaires

Dans la même catégorie

La maîtresse, l’amante et la fillette

Si vous êtes adeptes des réseaux sociaux qui vous connectent au monde entier, et dans toutes les langues, vous aurez remarqué qu’il n’est point besoin de parler la langue du cru pour aller voir ailleurs. Une traduction simultanée est en effet désormais proposée par la plupart des réseaux qui publient du contenu en ligne. C’est pratique. Mais dangereux.

Regards satellites: cap sur El Pampero Cine

Le festival de cinéma Regards Satellites (cinéma L’Écran à Saint-Denis, du 27 février au 11 mars) met à l’honneur le collectif El Pampero Cine, fondé en 2002 par une poignée de cinéastes dont les noms sont associés au renouveau du théâtre argentin actuel. Au programme, des projections, des rencontres et une Master class.

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.

Trenque Lauquen, magique pampa

Ce film au long cours de l’Argentine Laura Citarella, nous entraîne en eaux troubles, au coeur d’une pampa fantasque et fantastique, sur les traces d’une botaniste, d’une écrivaine disparue et d’une créature étrange… Fascinant.