Résumé des épisodes précédents : Envoûté par la belle Emma Romanès-Volkovitch, écuyère et autres qualités, Tigrovich, jeune tigre d’origine russe, artistique, et princière, a quitté sans se retourner les gentils humains ostréiculteurs qui l’avaient adopté.e, pour suivre le cirque Romanès-Volkovitch.
Alors Tigrovich connut l’étourdissante vie de l’artiste.
Artistes, les Romanès-Volkovitch l’étaient, de père en fille, et de sœur en frères.
Le père Romanès, d’abord, était artiste. À preuve, il portait une moustache. Mais une moustache qui n’évoquait en rien la cynégétique virilité d’un autre moustachu déjà mentionné et amplement décrit plus haut. Une moustache non pas sobre et découpée de mâle façon. Une moustache, pour ainsi dire, fluide, souple à force de finesse et docile à toutes les arabesques que la fantaisie de Romanès inventait au-dessus de sa lippe – les deux extrémités remontées en courbe vers les yeux ; pointant, horizontales, vers les oreilles ; asymétriquement orientées l’une vers l’œil, l’autre vers le menton ; tressées à l’indienne ; ébouriffées à la russe ; frisées à l’italienne ; à la fauve, enfin, quand les folliculaires filaments, s’écartant en éventail des deux côtés des narines romanèsques, donnaient au fier visage un air félin qui éveillait chez Tigrovich une irrépressible nostalgie, vite effacée par un joyeux constat quotidiennement renouvelé : c’était un artiste, un vrai, que le père Romanès. Artiste l’était aussi Concepción Volkovitch, plus encore, bien plus encore même, si vous lui demandiez son avis, que son Romanès de mari. C’est que la famille Volkovitch, originaire d’Ukrainie Supérieure, était artiste par le sang et la chair, naturellement en somme. Pour preuve, Concepción jonglait avec tout ce qui passait à portée de ses mains fermes et agiles. Elle jonglait en toutes les occasions que la vie nous donne de jongler, avec balles et ballons, tenailles et marteaux, crucifix et chapelets, mandarines et ananas, brosse et peigne tous les matins, menues monnaies et gros billets, rendez-vous (avec l’huissier) et assignations (du même), piquets, cordes et massues (quand on montait le chapiteau, quand on le démontait itou), violons, trompettes et pipeaux.
La nuit-même (dit-on) ne mettait pas de terme à ses ardentes jongleries et l’on murmure que dans la moite intimité de leur roulotte, c’est encore en jonglant qu’elle s’unissait à Romanès dont la moustache, alors, frisait. De cette union, la belle Emma était le plus beau fruit, tandis que ses trois frères, Ignacio, Ismaël et Irénée, faisaient la joie des badauds en déployant sous leur yeux ébahis les trésors de leur art. Car Ignacio, Ismaël et Irénée étaient artistes. Tigrovich le vit bien quand Ignacio se présenta à lui et lui serra la patte de virile manière, obligeant notre héros à virevolter en hélice au-dessus de sa tête ; il n’en douta pas quand Irénée lui souhaita la bienvenue en éprouvant son jeu de jambe par quelques jets de poignards habilement placés ; il en fut trois fois convaincu quand Ismaël, tout à sa joie de le rencontrer, sauta sur ses épaules en poussant des hululements que jamais, de mémoire de tigre russe, on n’avait entendus, même au temps des invasions. Mais c’est ensemble, à trois, qu’ils donnaient le meilleur de leur art comme Tigrovich en fut vite convaincu en découvrant leur grand numéro de pyramide humaine écroulée, un spectacle très applaudi. Les trois frères, cependant, n’avaient pas toujours l’occasion d’en faire profiter leur cher public, retenus qu’ils étaient par d’autres facettes de leur vocation. Parfois Ignacio manquait. Lors d’une étape du cirque familial, il se sentait appelé vers des devoirs artistiques plus urgents, rodant dans le public, ou encore dans la foule empressée des futurs spectateurs, pour y exercer l’agilité digitale qu’il tenait de sa mère. Furtivement, il défaisait les fermoirs, déboutonnait les vestes les plus ajustées, glissait l’index dans les poches les plus étroites, l’auriculaire entre les cols de chemise et la peau où nichait parfois le fermoir d’une chaîne de baptême tout en or des Baléares. Puis il partait, ombre invisible, écouler les produits de son art, fourguant les plus belles pièces aux amateurs peu scrupuleux, engourdissant de quelque don la légitime méfiance de la maréchaussée et buvant le juste tribut qu’il avait retiré de ses œuvres dans les divers établissements où il avait ses habitudes. Il y passait le reste de la nuit, le plus souvent sur une chaise bancale. Dans ces cas-là, le numéro de pyramide humaine écroulée était exceptionnellement annulé, mesdames et messieurs, cher public. Parfois, c’est Irénée qui ressentait l’appel. Digne oisillon du nid patiemment construit par Concepción et Yourgov, il s’éclipsait pour s’installer aux alentours du chapiteau. Aux curieux qu’avaient attirés les effluves de l’art, il proposait, presque gratis, une initiation à la rude discipline de la prestidigitation. Il avait ses méthodes pour former le débutant enthousiaste. Il fallait deviner pour remporter la mise où se trouvait la bonne carte, l’as de cœur qui allait vite, si vite, sous la main d’Irénée. Ou bien montrer du doigt le bon gobelet où le magicien avait dissimulé l’anneau d’or que l’on gagnerait (à tous les coups) si l’on savait le retrouver (si l’on ne savait pas, on payait). Le novice fasciné par les yeux verts et les mains agiles jouait et jouait encore, rejouait quand il perdait, obéissait à la voix veloutée, puis suppliait le maître : un coup, un dernier, encore une leçon, la dernière, il allait se refaire, une ultime partie. Mais Irénée avait mieux. Il l’entraînait dans sa roulotte. Parachevait l’apprentissage par quelques tours de poker ukrainien, arrosés d’un vin de même origine. À la fin, le disciple, plumé, avait beaucoup appris et à peu près tout oublié.
Un jour, à ce qu’on raconte, un prêtre accompagna au cirque quelques enfants nécessiteux de la paroisse. Comme il piquait du nez, on dit qu’Ignacio déboutonna d’un seul doigt la soutane de l’ecclésiastique. Puis, une fois dérobée une croix en bel or massif, il la reboutonna soigneusement par la même méthode. Le prélat, ignorant tout du premier forfait, tomba sur Irénée au sortir du spectacle et suivit ses enseignements avec tant zèle que les jours suivants l’Évêché déplora la disparition de quelques calices et goupillons fondus dans un bel or d’Église. Plus tard fut retrouvée, non loin de la paroisse où était venu le cirque, une soutane flottant sur un étang. Cette histoire, tous n’y prêtaient pas foi dans les milieux du cirque, les uns disant qu’il ne s’agissait pas d’un prêtre mais d’un rabbin de passage, les autres que c’était bien un prêtre, mais qu’il n’était pas mort et célébrait à présent la messe dans les tripots environnants. Quoi qu’il en soit, Irénée était un artiste, ce qui obligeait certains soirs, mesdames et messieurs, cher public, à annuler le numéro de pyramide humaine écroulée. Qu’il fallait aussi annuler quand Ismaël, à son tour, cédait aux pressions de sa Muse. Car, des trois frères, Ismaël était le plus artiste. Doté comme sa sœur des beaux yeux effilés des Volkovitch et, par la lignée paternelle, d’une chevelure de jais qui ondulait agréablement sur un nez droit (on ignorait d’où il le tenait, mais la rectitude de l’appendice ajoutait assurément à son charme), Ismaël glissait, au crépuscule, sur les avenues bourgeoises des métropoles accueillant le cirque familial. Là, s‘accoudant nonchalamment à l’angle d’une demeure cossue, il laissait ses yeux s’effiler, sa chevelure onduler et ses narines frémir en direction (plus ou moins) d’honorables visons et autres renards ornant les corps délaissés, mais vaillants encore, des épouses désœuvrées de l’élite locale. Sous l’effet de son artistique présence, leur pas se faisait lourd, comme ralenti, et leurs rangs de perles tremblotaient. Soudain, comme si elles s’étaient souvenues d’une course oubliée ou d’une œuvre charitable encore à accomplir, elles infléchissaient leur route, puis faisaient demi-tour et l’on ne sait comment (laissons à l’artiste les secrets de son inspiration) finissaient, corps, visons, et colliers de perle, entre les mains d’Ismaël qui les dépouillaient de leur ennui et de quelques billets de banque. Elles lui offraient bien volontiers, et lui offraient encore, et, je t’en supplie, encore une fois, prends, mon bel amour, mais laisse-moi rester encore, regarde c’est une montre, elle est pour toi, pour ton poignet si fin, si musclé pourtant, qu’il est beau. Ismaël prenait toujours. Et reprenait parfois quand les hasards d’une tournée ramenaient le cirque dans une cité où les effets de son art avaient déjà été appréciés à sa juste valeur. Ces soirs-là, on le comprend, le numéro de pyramide humaine écroulée n’avait pas lieu, avec nos excuses, mesdames et messieurs, cher public.
Écoutant l’instinct fauve et noble de ses origines, délaissant l’odeur iodée pour le parfum de la sciure, laissant chaque jour davantage ses rayures s’épanouir, Tigrovich trouva à cultiver ses dispositions naturelles dans ce milieu sensible à toute forme de beauté. Le cirque s’était établi dans la ville de B. pour la saison d’hiver. En quelques mois, le tigre devint l’attraction en vogue du champ de foire, de ses alentours et des faubourgs plus éloignés. C’est à cette époque qu’il commença à acquérir, souvent à grand frais, les costumes de scène et de ville qui formèrent peu à peu le vestiaire de Tigrovich tel qu’on l’a connu au sommet de sa gloire. Combinaison rose paillette pour le numéro « Tigre, écuyère et flamants roses » et, pour le soir, cette étrange redingote en velours noir luisant, portée sur chemise jaune ou orange, juste assez étriquée pour laisser voir pectoraux et naissances des rayures. Cravate assortie. Marchant au bras d’Emma, laissant saillir d’un balancement de hanche des muscles que l’exercice répété du salto inversé triple avait contribué à développer, il arpentait les avenues de la cité, les mêmes parfois où Ismaël, la nuit précédente, avait fait trembler un corps trop longtemps endormi.
Le couple du tigre et de l’écuyère était en vue. On se pressait pour aller admirer le clou du spectacle, ce moment si troublant où, du trapèze le tigre sautant et de sa cavale l’écuyère s’envolant, ils se retrouvaient dans les cieux du chapiteau, l’un faisant le pur-sang et l’autre l’amazone, pour une chevauchée aérienne qui s’achevait en équilibre sur les épaules d’Irénée, les soirs où il était disponible – et sinon on improvisait. Après le spectacle, Emma, installée en déshabillé dans sa loge, recevait hommages et roses, tandis que Tigrovich, nonchalamment installé sur un sofa, dans une pose avantageuse pour sa musculature rayée, humait quelque substance dont l’un des frères, plus tôt dans la soirée, avait fait l’emplette. Les invitations aux parties fines organisées par la jeunesse locale fusaient de tous côtés. Parfois, si l’un des admirateurs d’Emma se faisait trop pressant, Tigrovich devait se battre. Parfois, il ne se battait pas et préférait la ruse, dessinant sur la piste de danse un cercle ondulant et gracieux, séduisant de la force de ses rayures quiconque avait voulu séduire sa maîtresse et deviendrait bientôt leur prochaine victime, caressée puis abandonnée, quand ils repartiraient seuls dans la nuit.
D’autres fois, cependant, le Tigre se battait sans qu’Emma n’y soit pour rien. Seul dans la nuit de B., il partait après le spectacle dans des lieux moins bourgeois mais non moins artistiques. Avec Ismaël ou Irénée, il partageait des produits qui lui montaient à la tête. Ivre de ce qu’il prenait pour la gloire, à moins que ne remontât sous l’effet conjugué de l’art et de l’absinthe (on en trouvait encore à B., en ce temps-là) un instinct princier longtemps enfoui par les nécessités ostréicoles, il prenait la mouche avec rage, combattant pour la Sainte Russie, contre les Rouges, pour les Blancs, pour l’art, le cirque et les forains, pour les tigres contre les chasseurs. Un coup de poing appelait l’autre. Un soir, s’étonnant lui-même, il se battit griffes et dents jusqu’au sang, sous l’étrange prétexte qu’un gars avait mal parlé de l’huître et de sa culture, étrange et obscure reconnaissance qui lui venait, dans les brumes de l’alcool, pour l’homme à la grosse moustache dont il avait pourtant alors oublié jusqu’à la silhouette. Au matin, le poil ébouriffé et le muscle douloureux, il rejoignait son écuyère et, sous l’œil implacable de Romanès, répétait de nouveaux numéros, sautait de trapèzes en chevaux, croyant tenir enfin les brides de son destin et cheminer triomphalement sur la route majestueuse de son irrévocable ascension. Puis à nouveau le spectacle, puis à nouveau des cercles les plus raffinés aux plus humbles tripots de la ville de B., la débauche.
Un jour, pourtant, il ne se débaucha pas.
Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich
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