La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Cent experts pour un marchand et une oreille de faussaire (1)
| 28 Août 2018
Le roman Faussaire publié chez L’Âge d’Homme par Jules-François Ferrillon relate une histoire multibiographique de contrefaçons amoureuses et picturales. Dans la postface rédigée pour l’occasion, il est surtout question d’avis d’experts, d’oreille morelliène, de clin d’œil de faussaire et d’une prime d’une centaine de million d’euros pour la tête d’Holopherne. Il est intéressant de republier ce texte cet automne, au moment où va s’ouvrir une exposition au Musée Jacquemart-André consacrée à Caravage à Rome, amis & ennemis. Coïncidant avec la fin de cette exposition, un tableau putatif du maître italien, égaré, nous dit-on, depuis quatre siècles et mystérieusement retrouvé à Toulouse, partira pour une vente publique à l’étranger si l’État français, qui a déclaré l’œuvre « Trésor national », ne fait valoir son droit de préemption. Dans ce monde de certificateurs et d’élégance où seul l’argent annonce clairement la couleur, comment faire la part de la réalité et de la fiction ?

 

Les fornications artistiques du génie financier

 

Au XVIe siècle déjà, Érasme ironise dans ses Colloques sur la crédulité conduisant à la prolifération des reliques et s’amuse des très nombreuses bâtisses que le bois retrouvé de la croix du Christ aurait permis de construire. Et les dizaines de clous dévotionnels, pourrait-on ajouter, plantés dans la chair du Seigneur, suffiraient à assembler solidement le tout. Si l’on considère que l’Église a seule autorité pour arbitrer sur l’authenticité des reliques, cela donne une idée de l’objectivité des « experts ». On peut concéder néanmoins qu’il est tout à l’honneur des Chrétiens d’avoir été, plusieurs siècles avant Marcel Duchamp, grands amateurs de ready-mades. Plus récemment, le sinologue Jean Lévi attribue au Grand Timonier la fabrication des milliers de guerriers formant l’armée d’argile censée protéger le mausolée de l’Empereur Qin Shi Huangdi mort au IIIe siècle avant notre ère. La facétie serait d’envergure, mais il est vrai que la raison d’État peut de très grandes choses. Considérée sous cet angle, l’opposition entre authentique et faux paraît insuffisante pour comprendre la dimension historique et anthropologique d’une telle passion pour ces objets désignés comme précieux et dont les conditions objectives d’un tel statut restent assez méconnues.

En attendant de soulever le couvercle du pot aux roses chinois, le cas des reliques suffit à démontrer que l’existence des faux est inséparable de celle d’une autorité disposant d’un monopole en matière d’authenticité, pouvant à ce titre imposer la reconnaissance générale de ses avis. Lorsque la parole de Dieu ou celle des dictateurs n’est plus opposable aux citoyens des démocraties désenchantées, il faut d’urgence recourir à celle de nouveaux experts, certifiés si nécessaire par des diplômes d’État. La valeur à laquelle ce nouveau son de cloches promeut alors certains objets n’est plus du seul domaine de la foi, ni soit disant de la science, mais mutatis mutandis toujours du domaine des affaires. Personne ne doute que si le monde de l’art n’avait partie liée avec celui des marchands, les contrefacteurs iraient voir ailleurs. C’est pourquoi une part non négligeable de l’expertise des experts est de faire croire que leur discours ne porte que sur les propriétés intrinsèques de l’objet qu’on leur soumet. En cela, le faussaire est moins hypocrite et plus expert : d’abord sur les propriétés intrinsèques de l’artefact qu’il a conçu dans les règles de l’art, ensuite sur son projet de le faire circuler parmi les professionnels et amateurs argentés, enfin sur la transaction lucrative qu’il attend.

Le faussaire n’est pas un génie ; c’est un travailleur, scrupuleux qui plus est, maîtrisant parfois les outils critiques les plus fins du connoisseurship. Toute la réussite de son projet dépend du relevé technique des indices microscopiques qui marquent la pratique singulière du maître qu’il imite. S’il est un grand faussaire, il créera l’« aura » dont parle Benjamin, la présence hic et nunc qu’une œuvre « authentique », selon lui, adresse au public. Car nul doute que les faux suscitent des émotions authentiques. Tous les discours d’experts dupés le confirment. La justesse du faussaire n’a rien de commun avec la méticulosité qu’un malfaiteur apporte à la préparation de son coup. Le faux, admirable dès lors qu’il a convaincu les connaisseurs et les marchands, reste entre les mains de la dupe, qui demeure comblée devant le chef d’œuvre aussi longtemps qu’elle demeure dupe. Ce n’est pas le seul paradoxe du faussaire que d’atteindre le cœur et l’esprit des connaisseurs en leur livrant ce qu’ils demandent. Il n’est pas différent en cela des grands maîtres qui travaillaient à la commande. Pourtant, incrédule quant au mystère de l’œuvre, le faussaire demeure absolument fidèle à la manière de l’artiste qu’il fait sien, comme les apprentis doués des ateliers florentins de la Renaissance dont la contribution ne se démêlait pas de celle du maître… La vérité du faussaire réside également dans ce qu’il n’ignore rien du procès d’élaboration mystifiant quand le plus intuitif des experts évoque le plus souvent un doute ou deux sur quelque aspect matériel ou stylistique de l’artefact. On a vu des faussaires se dénoncer eux-mêmes sans parvenir à convaincre les experts. Han van Meegeren dut multiplier les preuves qu’il était bien l’auteur du « Vermeer » qu’il avait cédé à Hermann Goering. Mark Landis a longtemps inondé les musées américains de pièces exceptionnelles avant de déposer les armes. Et lorsque l’expertise judiciaire se met en branle, c’est parfois à un corbeau qu’elle le doit, comme celui qui éventa la Vénus de Cranach, acquise rubis sur l’ongle par le Prince Hans-Adam II de Liechtenstein. La brigade de la répression idoine s’en saisit. Un roman également avait, paraît-il, ébruité l’affaire…

En termes de jouissance esthétique et d’admiration devant l’exploit technique et savant, que le produit soit authentique ou faux, il n’y a donc strictement aucune différence. On ne peut que prendre acte de l’effondrement des émotions esthétiques qui ébranle le cœur du propriétaire d’une œuvre dont l’inauthenticité est soudain dévoilée. Le Portrait d’homme de Frans Hals – dont l’origine douteuse obligea Sotheby’s à rembourser, parce que le vendeur, à l’ombre d’un intermédiaire chevronné, était en délicatesse avec la justice française au sujet du Cranach évoqué plus haut – avait été classé « Trésor national ». Le Louvre, en effet, le convoitait, avant de s’incliner devant un concurrent plus généreux. En matière de contemplation bienheureuse du Beau, le faussaire démontre donc que le faux vaut le vrai, ce dont attestent les querelles d’experts. On reste littéralement émerveillé par le parterre international de science et de juridisme déployé, le 6 février de cette année, à la Pinacothèque de Brera à Milan, pour faire fond sur la fable du grenier toulousain qui abritait patiemment un Caravage disparu depuis quatre siècles. Il se tenait là, au nez et à la barbe du propriétaire dudit grenier, qui le découvrit, nous dit-on, en cherchant l’origine d’une fuite d’eau. Quant à ceux – nez et barbe – du commissaire-priseur, qu’on s’en alla quérir en même temps que le plombier, ils frétillèrent comme la baguette d’un sourcier qui reconnaît aussitôt la patte du maître. L’affaire était de taille, et notre bonne ville de Toulouse ne lésina pas pour réunir en conclave au Musée des Augustins 225 experts judiciaires, pas moins, invités à se rendre à l’analyse stylistique et scientifique qui mit en évidence des performances qui dépassent, paraît-il, la compétence du plus doué des faussaires. Nul doute que les pour et les contre, à défaut de consensus, viendront s’incliner devant la démocratie des experts. La tête de l’Assyrien Holopherne entre les mains sensuelles et sanglantes de Judith, femme à poigne s’il en est, n’aura pas été tranchée en vain.

Judith et Holopherne, huile sur toile

Judith et Holopherne, huile sur toile, 144 x 173,5 cm

C’est qu’il en va de la valeur ! Celle du grand art, certes, Michelangelo Merisi da Caravaggio, pensez donc, égaré mais intact au pays du cassoulet, l’univers du goût ! On ne pouvait imaginer meilleur écosystème pour l’épanouissement du Sublime. Un expert parisien – « en tableaux », précise le label du cabinet, « professionnel » ensuite, accessoirement « marchand », fut dépêché. Il vint, vit et dit : 120 millions d’euros !… Pour une scène biblique, parole d’évangile c’est le moins qu’on puisse faire. La messe est dite, de nouveau le ministre de la culture en fait un « Trésor national ». On imagine la petite fièvre qui gagne celui qui, de la cachette où son projet l’assigne, savoure dans la presse l’éloge des spécialistes, éprouvant quelque frustration à demeurer dans l’ombre d’un mort qui recueille, sans avoir levé le bout du pinceau, tout le mérite de la création. Sur un petit nuage prennent place ensuite les découvreurs bienheureux ou ayants droit, qui disposaient sans le savoir d’une telle merveille, les intermédiaires, les marchands, loin derrière ceux-là – quand ce ne sont pas les mêmes –, pourcentage oblige, les commissaires priseurs, les experts, donneurs d’authentiques certificats d’authenticité ; bref, tout un aréopage d’âmes bien nées dont la valeur attend le nombre de millions. Si l’on estime l’œuvre du Caravage inestimable, quel que soit le prix annoncé on se situe toujours en dessous de la valeur du tableau : 120 millions d’euros, une paille pour une œuvre, dans tous les sens du terme, hors de prix !

Vu sous un autre angle, la valeur transmise par l’héritage du Caravage s’exprime dans la fidélité du faussaire, dans un travail créatif, artisanal et savant, nourri par une longue et attentive fréquentation de l’œuvre entière du maître. Toute cette science, conduisant à une interprétation magistrale de l’invention caravagesque est, en grande partie, sacrifiée sur l’autel des marchands. Car un simple copiste, aussi doué soit-il, ne reçoit qu’un maigre salaire pour un travail de géant. C’est qu’en matière de « grande peinture », peu importe le travail, peu importe le génie, seule la demande déplace le curseur de la valeur sur une jauge économique qui ne fait aucun mystère. Il est des fortunes, en effet, qui demeurent dans l’errance angoissée d’un bon investissement. Car les valeurs boursières accusent un défaut structurel, celui d’être accessibles aux petits et moyens épargnants. Il faut donc une valeur incommensurable, une valeur qui marque le départ d’un autremonde. Ayant grossi au-delà de ce que peut espérer une pauvre grenouille de la classe moyenne supérieure, ayant pris les proportions d’un bœuf obèse rêvant d’accoucher d’un veau d’or, les fortunes gavées de CAC 40, Dow Jones, Nikkei, Footsie, scrutent un horizon d’où viendrait enfin la valeur ostensible, colorée, chatoyante, admirable, exposable, accrochable, n’ayant plus la sobriété affligeante des fonds de placement et des devises dématérialisées… Car l’investisseur lui aussi aspire à baigner ici et maintenant dans l’aura des Beaux-arts. Il a conquis pour cela un passage vers des vallées fertiles où coulent des flux financiers et des affluents monétaires qui n’arrosent jamais les plaines arides des ménages prévoyants. Le prix des œuvres d’art est celui d’inépuisables fonds disponibles ne trouvant plus à s’investir dans l’économie productive ou dans les bulles actionnariales ouvertes aux épargnants. Les prix dont ils rêvent sont à la mesure des forteresses financières, des sociétés offshore et des édens fiscaux. On passe là dans la Cour des Monstres. Pour les mécènes d’aujourd’hui, d’ailleurs, il ne s’agit plus de s’enticher d’un artiste, de pressentir un grand talent, de parier sur le génie… Les Kahnweiler et Rosenberg sont des idéalistes d’un autre âge. Dans notre modernité où la philosophie s’abandonne au plus offrant, il faut appliquer les recettes de l’industrie du luxe, casser la vieille baraque de l’art, faire du moderne et du contemporain – du contemporain surtout – une marque : Louis Vuitton, fraîchement fondationné par Béat, premier du nom, pour qui le temps est venu de rassembler les « créateurs », ceux de la mode, parisienne d’abord, et de la Bohème mondiale, rendre grâce en somme à la lutte des classes au temple de Gehry  : « Un espace nouveau, dit Béat, qui ouvre le dialogue avec un large public et offre aux artistes et aux intellectuels une plate-forme de débat et de réflexion (BA) ». Inutile de chercher plus loin le lieu exact où gît la mystification, où s’entreprend le faux à grande échelle, l’offre publique d’achat sur l’essence de l’art. Les sens d’un investisseur, supposé connaisseur, ne vibrent désormais que pour la signature du maître, ou l’attribution d’authenticité certifiée, et ceux du marchand, comme toujours, pour le capital du client. Et tous deux entonnent d’une même voix : Caravage ? Inestimable !… La proclamation du génie artistique copulant avec la valeur financière est le dernier avatar du fétichisme de la marchandise. Qu’on ne s’étonne pas si l’artisan faussaire s’en trouve alléché et veuille prendre part à l’orgie…

La suite au prochain numéro…

Charles Illouz
Arts plastiques

Lire la suite :
La puce à l’oreille
et le clin d’œil du faussaire

 

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