La galerie parisienne Les Douches, qui, depuis 2013, a déjà réalisé plusieurs expositions des œuvres photographiques de Vivian Maier (1926-2009), présente jusqu’au 30 mars « The Color Work ». Pour l’essentiel, le travail de Maier sur la couleur, dans les scènes de rue dont elle est coutumière. Photographe de la vie urbaine américaine, elle possède ce talent des poètes de l’image qui saisissent la fugacité d’un instant déjà en voie de disparition dans le temps même où il est fixé. Inconnus surpris par la photographe ou qui passent devant elle sans la remarquer. Et même ceux qui, attendant de traverser la rue par exemple, lui rendent son regard, montrent cette curiosité qui trahit l’avènement temporaire d’un sentiment qui n’a de sens que ponctuel.
Ce qui frappe dans une grande partie des œuvres présentées, ce sont les portraits. Il y a ces inconnus captés au vol, on l’a dit. Mais aussi ceux sur lesquels l’objectif prend le temps de se poser. Un exercice simple ? Pas vraiment. En fait, on ne cesse de s’interroger sur le rapport entre la photographe et ses modèles. Ceux-ci sont-ils partie prenante de la relation ? On pourrait croire qu’il n’y a rien entre l’image consentie et l’image dérobée. Pourtant, Vivian Maier réussit par moments le tour de force de se situer dans un entre-deux qui rend la chose indécidable. Même lorsque le doute ne semble pas permis.
Telle cette femme à l’extraordinaire chapeau en forme de rose et au rouge à lèvres assorti qui fait de sa bouche une réplique de la fleur. Elle paraît regarder droit la photographe. Mais que l’on examine le cliché de plus près et on s’aperçoit qu’elle a les yeux légèrement détournés. Stratégie instinctive de qui préfère se laisser regarder ? Peut-être. Il y a tout de même là un effet troublant. D’autant que celle qui fixe la photographe, c’est une des femmes au second plan qui, elle, n’a pas les honneurs du portrait.
Telle aussi cette autre femme, à l’étole de vison et aux lunettes de soleil, manteau rouge, lèvres rouges, dont on dirait qu’elle pose en ignorant qu’on la photographie. À quoi tient l’effet d’étrangeté que produit cette image ? L’expression de l’inconnue est tout entière celle de l’intimité à soi. Or elle est photographiée de trop près pour pouvoir être inconsciente de la présence de Maier. Technique de photographe de rue, sans doute, mais qu’importe ? Ce que l’on voit recèle une part d’irréalité.
De quoi s’interroger sur la récurrence des « autoportraits » de la photographe dans ces clichés. Ombres portées, reflets dans un miroir ou une vitrine, entr’aperçus ou assumés… La photographe est bien là, mais sur un mode curieusement en sourdine qui n’est pas sans provoquer un malaise. Visage relativement inexpressif, une étrange absence dans le regard, la tenue austère, à l’opposé des taches de couleur qui jaillissent dans les photos comme autant d’explosions intempestives de vie. La présence est affichée dans son retrait même – une ambivalence qui ne trouve de résolution que dans l’existence même des photographies, de ces fenêtres découpées dans la réalité environnante.
Dans cet univers visuel, la couleur, presque exacerbée par moments, produit l’effet d’une trouée, comme si un monde en noir et blanc se trouvait soudainement coloré. Il y a de l’agressivité dans cette présence de la couleur, du désir aussi, de l’émerveillement et, peut-être, l’intense plaisir que suscite la capacité de faire advenir la poésie. De créer une féerie, parfois amusée, souvent imprévue. Ainsi de ces fleurs dont la tête apparaît sur le siège arrière d’une décapotable, pur instant de délice visuel et invitation au voyage.
Nous avons de la chance : l’œuvre de Vivian Maier reste encore très largement à découvrir…
Corinna Gepner
Photographie
Vivian Maier, « The Color Work », Les Douches la Galerie, 5, rue Legouvé, 75010 Paris, jusqu’au 30 mars
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