“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
À en croire Clémenceau, “le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier”. Pas pour le supporteur de football, qui pratique pendant l’intersaison l’abstinence forcée, et ne goûte pas les plaisirs freudiens de la sublimation du désir. À l’inverse des stoïciens, il ne croit pas vain de lutter contre ce qui ne dépend pas de sa volonté. Voilà pourquoi, en été, il se rebelle contre la fatalité. Pas de trêve du championnat qui tienne, il est allé rechercher ailleurs des bonheurs exotiques de substitution : la Copa América, la Libertadores, la Copa de Oro. Et pour qui ne peut répondre à l’invitation au voyage par téléviseur interposé, reste la consolation des matchs amicaux de préparation et le trophée des Champions, qui est au football ce que Paris-Plage est à l’océan. Est-ce à dire que le supporteur de football est à l’image de son temps, ennemi du vide, en constante demande de divertissement, en phase avec le consumérisme à outrance de l’époque ? Conclusion hâtive ! C’est le romancier espagnol Javier Marías qui a la réponse, pour qui le football est “la récupération hebdomadaire de l’enfance”. Du championnat de district à la finale de la coupe du Monde, chaque match établit le contact avec toutes les parties jouées dans les cours d’école, dans la rue, sur les plages. Comme s’il tombait par hasard sur un vieux livre que son père lui a lu dans l’enfance, le soir pour s’endormir, le supporteur de football redevient pour quatre-vingt-dix minutes l’enfant qu’il était. Et peut désormais se permettre tous les caprices qu’on ne passe pas à l’adulte : le supporteur de football veut tout, et tout de suite.
C’est pourquoi, à la reprise, sa soif est intacte, ni plus ni moins grande malgré le sevrage, car on ne peut demander plus que l’impossible. Contre Philippe Delerm qui chantait les vertus de la première gorgée de bière, le supporteur de football n’a que faire des dégustations et autres plaisirs minuscules. Le football est comme la prose par opposition à la poésie : son lecteur n’est pas sensible à l’unique beauté d’un vers, il lui faut de l’action, des rebondissements, des romans de mille pages, des trilogies. Consumériste et rebelle à la fois, il n’accepte pas la morale des riches qui veut que les pauvres se contentent de peu : il sait par expérience que la qualité n’égalera jamais la quantité pour le palais qui a soif. La semaine, à la maison et au travail, il faut être raisonnable, se contenter de ce que l’on a ; mais le week-end, on peut exiger l’impossible, et parfois l’obtenir. On peut tout vouloir, comme un enfant dans une fête foraine, comme Hansel et Gretel dans la maison en sucre, avec l’assurance que la sorcière ne rentrera qu’après le coup de sifflet final. Dans le virage, le supporteur scande au mégaphone le slogan du marquis de Sade : “tout est bon quand il est excessif”. Il lui faut du divin marquis, de l’orgie de buts, onze mille verges et autant pour l’équipe adverse, les cent-vingt minutes de Sodome en comptant les prolongations, la grande bouffe, et la bière au tonneau.
Alors, si la première journée du championnat il a droit à une petite merveille de thèse-antithèse-synthèse en guise de première gorgée (Matuidi-Cavani-Lucas pour le PSG), un chef-d’œuvre de reprise de volée dans la lucarne (Ayité contre Rennes), une frappe d’anthologie (Delort contre l’OM), une victoire épique du promu Angers à Montpellier, une faute de frappe pour un pénalty manqué de Larbi et une coquille d’Agassa (but de Khazri), quatre cartons rouges (Rabiot, Brandao, Pesic, Boscagli), deux entraîneurs expulsés dont un pour avoir fait semblant de frapper un joueur (Galtier sur Pesic) et la tragicomédie de la démission de Marcelo Bielsa, le supporteur de football ne se dit pas qu’il a bien fait d’attendre : il se dit que l’accroche du roman est bonne, qu’il espère encore plus de rebondissements le week-end prochain, et que la semaine sera longue…
Sébastien Rutés
Footbologies
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