“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Quelle forme de superstition justifie les rituels des joueurs et des entraîneurs ? Qu’est-ce qui fait qu’un joueur enfile toujours sa chaussette gauche avant la droite ou qu’un entraîneur s’assoit sur sa glacière ? C’est au psychologue de répondre, et plus que l’analyse des causes, c’est l’interprétation qu’on en fait qui nourrit le discours mythique. Le football se joue sur un terrain mais a aussi une réalité dans l’esprit des supporteurs, et c’est à l’intersection des deux que s’articule le mythe. Celui-ci n’est donc pas immuable, et les symboliques dont on le charge évoluent au fil des carrières et des destins.
Ainsi de la chemise blanche d’Hervé Renard, l’éphémère entraîneur du LOSC. À l’origine, la chemise blanche a sans doute une explication pratique, liée au climat, d’autant plus déboutonnée en haut. Elle dénote naturellement les fortes chaleurs et l’Afrique, et c’est pourquoi, transplantée dans les frimas du Nord, elle se charge d’autres significations.
À tout le moins, elle exprime une différence : quand les entraîneurs frileux s’emmitouflent dans des survêtements molletonnés et des bonnets à la Guy Roux, la chemise blanche déboutonnée dit la résistance, la force et l’audace d’un entraîneur qui n’a pas froid aux yeux (ni ailleurs). C’est l’affirmation d’une virilité dont les galons ont été gagnés en Afrique, au cours de multiples aventures. Presque aussi bien qu’un casque colonial, la chemise blanche déboutonnée fait de Renard l’explorateur, le Brazza moderne. Le vieux temps des colonies n’est pas loin, car si la chemise blanche dit l’amour pour l’Afrique, elle n’en reste pas moins blanche : Renard, c’est le chasseur blanc, parti traquer le lion dans la brousse à la tête d’une expédition de boys africains, auprès de qui ses exploits lui ont valu sa réputation de boula matari, le briseur de rocs, après Tintin et l’explorateur gallois Stanley.
C’est pourquoi, à son arrivée à Lille, sa chemise blanche est une armure qui dit sa différence, et aussi une bannière. Allan Quatermain tiré de sa retraite salomonique, Renard a été appelé en sauveur, comme à Sochaux deux ans plus tôt, et il ne vient pas seul : Stoppila Sunzu et Gadji Tallo, vétérans de ses campagnes africaines, se sont ralliés au panache blanc de sa chemise, comme Mayuka et Sinkala à Sochaux, et Sunzu déjà, le fidèle parmi les fidèles. À Lille donc, Hervé Renard est d’abord le chevalier blanc, sa chemise immaculée est symbole de pureté et de rédemption : revenu de la lointaine Afrique où il n’a pas été corrompu par la civilisation, il amène la force primitive, un peu sauvage, et les mystères de la sagesse des grands marabouts. Il y a du Lawrence d’Arabie en lui, et peut-être aussi un peu de Tartarin de Tarascon…
Car avec les mauvais résultats, le briseur de rocs ne brise plus rien du tout. Tallo ne marque aucun but en huit matchs, Sunzu se blesse, et l’on se souvient alors que Jordan Ayew a préféré rejoindre la Grande-Bretagne des Stanley, Livingstone et Burton, plutôt que le boula matari français. On se demande alors si, comme dans le roman de Daudet, tout n’aurait été qu’une invention : les deux CAN remportées à la tête des aigles de Zambie et des éléphants de Côte d’Ivoire, et les chasses au lion de l’Atlas. Les deux boutons ouverts ne suggèrent plus le sang chaud, l’élégance décontractée qui s’affranchit des codes européens étriqués, mais la désinvolture, la négligence tropicale. Et lorsqu’après seulement cinq mois Renard est remercié, la chemise blanche ne symbolise plus l’inatteignable pureté du héros : elle devient la tunique blanche des sacrifiés.
Or, c’est peut-être là que le plus intéressant se produit. Avec la déception, le sentiment d’une opportunité perdue et peut-être les bons résultats de son successeur Frédéric Antonetti (troisième victoire d’affilée contre Lorient ce week-end), l’armure immaculée se fissure, le masque tombe : fini l’invincible Hannibal qui a traversé la Méditerranée avec ses éléphants (de Côte d’Ivoire) pour conquérir la France, un homme se révèle derrière le costume de la chemise blanche et l’impeccable bronzage. Renard parle à la presse, se confie. On l’a vu la larme à l’œil à l’évocation de sa mère, et se livrer sans pudeur à Pascal Dupraz, un autre écorché vif du football français, son adversaire au cours d’épiques batailles de mots du temps où Sochaux et l’ETG rivalisaient pour ne pas descendre. C’en est fini des querelles, on a déposé les armes, et l’on s’entretient à cœur ouvert des blessures du passé. La chemise blanche, dès lors, dit la candeur de qui ne craint pas de se livrer, et une sorte d’assomption personnelle : le chasseur blanc n’avait pas le cœur noir, même si, pour cette dernière interview, c’est la couleur de la chemise qu’il porte, comme si le masque de pureté avait finalement perdu sa raison d’être.
Sébastien Rutés
Footbologies
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