Je le vois venir de loin ce 14 juin qui sent la poudre. Pas seulement à cause des fumigènes de la manif contre la loi travail et le 49-3 (qui est davantage un score de rugby que de foot et – en l’occurrence – celui d’un France-Roumanie, à Agen, le 11 novembre 1987). Il paraît que c’est aussi la journée mondiale du donneur de sang en hommage au biologiste qui a inventé les groupes sanguins qui sont au corps humain un peu ce que les poules de qualifications sont à l’euro. Il se trouve que Karl Landsteiner est né le 14 juin et qu’il est autrichien. Ce qui tombe assez bien.
Autriche-Hongrie, je l’ai choisi pour son côté pittoresque sinon historique, pour cette anecdote inoubliable qui risque d’avoir traîné dans toutes les gazettes aujourd’hui. À la fin du XXème siècle, un journaliste avait demandé au prince archiduc Otto von Habsbourg ce qu’il pensait de la rencontre Autriche-Hongrie qui avait lieu le soir-même. Sa réponse avait été laconique et réjouissante. Contre qui ?
Et pourtant, ces deux pays se rencontrent cet après-midi pour la 137ème fois. La première, c’était naguère, en 1902, du temps de l’Empire austro-hongrois. Pour les vieux comme moi, il y a toute une corbeille de souvenirs – pour l’Autriche, le match de la honte qui élimine l’Algérie en 1982 ; pour la Hongrie, sa victoire contre la France à Colombes, j’y étais, dans les tribunes, et j’aurais tant aimé ressembler à Florian Albert ; enfin, ce fameux match de 1938 (je n’y étais pas du tout) où Sindelaar, le magicien au genou de papier, défia les autorités nazies lors de la rencontre censée célébrer l’Anschluss sur le Prater de Vienne.
Il paraît que le match a lieu au stade Matmut. Pas le temps de se demander qui c’est Matmut, ce qu’il a fait de beau dans la vie. La poésie, il faudra la chercher sur la pelouse. Et regretter, sans mauvaise conscience, le temps où les noms des stades chantaient. Le parc Lescure, même renommé Chaban-Delmas, avait une autre allure. En prime, je ne m’y attendais pas, la rencontre ne passe pas sur le service public, mais sur beIN, de sorte que je ne pourrais pas voir tous les matchs, ne serait-ce que pour me faire une idée, et c’est un peu comme si on nous empêchait de lire tout Balzac. Bien sûr, j’ai éprouvé des joies intenses à suivre des matchs à la radio, mais j’ai promis à deux petits-fils de regarder le match avec eux. Ils ont 10 ans et 7 ans. A nous trois, ça fait 28 ans de moyenne, l’âge d’Adam Szalai, celui qui marquera le premier but, mais ça personne ne le sait encore.
Direction le bar en bas de la maison, Le sympathique, où le vin du mois est un Bordeaux, ça tombe bien, encore, à 3 euros 50 le verre, de 14 cl. Une ardoise vante les cocktails très frais et un écriteau rappelle que tous les jeudis c’est couscous-maison. L’écran de télé est au-dessus de la porte des chiottes et il y aura du trafic, beaucoup plus que d’occasions de but. Pendant les hymnes, un vieux monsieur en casquette me dit que, lui, il ne met pas la main sur le cœur quand il chante, mais à droite, pour la Vierge. Il passera son temps à dessiner pendant tout le match, sans lever la tête, sauf quand il ira pisser. Au coup d’envoi, les derniers bataillons de la manifestation n’ont pas encore franchi le carrefour des Gobelins.
Dès la 1ère minute, le gardien magyar (j’aime bien ce mot) se met en évidence. Ou plutôt son poteau gauche. Mais c’est lui, le gardien, la vedette. Kiraly a quarante ans, ce qui inspire davantage de respect que de commisération, il porte un pantalon de survêtement gris, ce qui ne prête pas à conséquence, et il a gardé un sacré coup de chausson comme on peut le voir à la 28ème minute. Il remet ça avec une parade (une manchette) salvatrice à la 35ème. Le premier geste de classe, il faut attendre la 41ème minute, une occasion autrichienne amorcée par une magnifique talonnade et magnifiquement vendangée. Mais c’est bien la preuve, au moins pour les optimistes, qu’on ne perd jamais son temps à regarder un match.
À la mi-temps, les types accoudés au bar jettent enfin un œil à la télé. Et puis notre match de légende repart au galop. Je finis par m’avouer que je suis pour la Hongrie, pas contre l’Autriche (je laisse cette détestation à Thomas Bernhardt). Comme par hasard, à la 62ème minute, Szalai marque un but, un beau but. Il porte le numéro 9 – ça donne des idées à l’entraîneur autrichien qui fait entrer aussitôt son numéro 9. C’est une façon comme une autre de procéder à des remplacements. L’imprévu, c’est qu’à la 65ème minute, l’arrière gauche soit expulsé, pour un deuxième carton jaune pas volé. Dès lors, l’emprise hongroise ne se dément pas. Et à la 87ème minute, elle marque un deuxième but, aussi beau que le premier, un joli piqué, facilité par les espaces laissés en défense dans la volonté d’égaliser.
Ainsi la Hongrie renoue avec la légende. Elle n’en revient pas vraiment. Visiblement l’Autriche non plus. Les mômes sont contents d’avoir vu deux buts et contents de rentrer dîner.
Bernard Chambaz
Bernard Chambaz est romancier, historien et poète, grand amateur des sports en général, du foot et du vélo en particulier. Son prochain roman À tombeau ouvert paraîtra chez Stock à la rentrée de septembre.
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