Edogawa Ranpo (1894-1965), nom de plume de Tarô Hirai, est un précurseur. Fondateur de la littérature policière au Japon, créateur du détective Kogoro Akechi, il a aussi développé le récit court sous l’influence de quelques-uns de ses maîtres en littérature : Edgar Allan Poe – dont il a transposé le nom en japonais pour créer son pseudonyme –, Conan Doyle, Maurice Leblanc… Le recueil Un amour inhumain publié aux Nouvelles Éditions Wombat a été constitué par l’éditeur Frédéric Brument et la traductrice Miyako Slocombe. Six textes inédits en français, publiés en VO entre 1926 et 1955, qui donnent un riche aperçu du talent de Ranpo.
Une jeune fille naïve qui épouse un homme à la réputation inquiétante – elle comprendra avec horreur pour quelle raison il ne peut l’aimer. Un homme trompé qu’un regain de vie conduit à un sort terrible. Une curieuse épidémie de suicides. Un crime parfait. Une rencontre transfigurée par les terreurs de la guerre… Tels sont quelques-uns des fils narratifs de ces nouvelles ciselées comme des joyaux étranges et vénéneux. Un univers où les rencontres – amoureuses ou non – ouvrent sur des abîmes insoupçonnés et où le réel flirte par moments avec le fantastique.
On est pour partie en terrain connu, Ranpo se réclamant d’une tradition littéraire occidentale qui nous est familière. L’effet d’étrangeté que l’on ressent à la lecture n’en est que plus troublant. Il y a, bien sûr, certaines thématiques propres au fantastique et au roman d’énigme : la machination, le mystère, la folie, le surnaturel… Cependant on sent que l’essentiel n’est pas là ou que, du moins, ces thèmes sont l’habillage d’un vertige nettement plus dangereux – et séduisant. Parmi les échos qui se tissent entre les textes (excellemment choisis), on en relèvera deux : l’« imitation » comme principe du comportement humain (qui prête, de ce fait, à toutes les manipulations) ; et cet œil de verre qui apparaît dans « Les crimes étranges du docteur Mera » et « La grenade ».
C’est que, dans l’ensemble de ces récits, il y a une fixité dérangeante, un œil inhumain qui observe le théâtre des faits et gestes et leur prévisibilité. Cet œil est mis en scène en tant que tel dans « Les crimes étranges du docteur Mera » sous la forme de la pulsion scopique du criminel. Mais, plus profondément, c’est celui de l’écrivain Ranpo, en proie à ce qu’on pourrait appeler un étonnement fondamental. Ou une forme de sidération. Au cœur des circonvolutions du désir, du plaisir, de la cruauté, de la dépendance, de la curiosité, de tout ce qui fait l’humain, il semble y avoir un astre noir qui irrigue cet univers littéraire et pourrait bien avoir les traits de Méduse. Or cette noirceur ne se confond pas avec le mal ou ce qu’on pourrait considérer tel. Mais plutôt avec l’insondable. L’absence de limite.
Une remarque, également, sur l’érotisme, si présent dans une grande partie de ces nouvelles. Au-delà de sa fonction dans l’intrigue, il s’impose comme une donnée existentielle et c’est peut-être ce qui contribue à la puissance évocatoire de ces textes. Il faut imaginer Méduse en monstre de beauté et de séduction. Et la tâche de l’écrivain est, peut-être, aussi, parfois, de prendre le risque de la regarder en face.
L’écriture offre un très intéressant mélange de style soutenu, voire précieux, et de registre plus quotidien et plus familier. La traduction lui rend plus que justice et en restitue avec pertinence la singularité.
Corinna Gepner
Livres
Edogawa Ranpo, Un amour inhumain, traduit du japonais Miyako Slocombe, Nouvelles Éditions Wombat, 2019.
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