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Ça ressemble à un film néoréaliste, mais ça n’en est pas un (même lorsqu’une scène sort tout droit de Rome ville ouverte). Ça à l’allure d’une vaste fresque sociale, mais n’en est pas tout à fait une (trop lissée). Tout comme les livres d’Elena Ferrante ont un air de chef d’œuvre mais n’en sont pas vraiment. Co-produite par HBO et la RAI, l’adaptation en série du premier tome de la tétralogie à succès, L’Amie prodigieuse, est arrivée sur Canal+ à la mi-décembre, et y restera pour un bon moment, tandis qu’en Italie, quinze jours plus tôt, elle rassemblait… 54 millions de spectateurs.
Eh oui, pas difficile de rester scotché devant son écran, à engloutir les huit épisodes jusqu’à deux heures du matin. À suivre les existences, de l’enfance à la fin de l’adolescence, de deux gamines mal nées dans une cité d’après-guerre construite aux confins de Naples. Béton vertical et bien gris, cours sans un atome de vert. Reconstruction inspirée – les couleurs en moins – du quartier de Rione Luzzatti à Naples, mais Naples, comme la mer, est d’abord absente. Lena et Lila, toutes deux, vont tenter de s’extraire de la cité, de ses « riches » dont le fascisme a fait la fortune, de sa camorra en composante obligée, et des règles oppressantes qui régissent la vie des filles. Et leur amitié, parfois défaite mais toujours recommencée, est le fil rouge des quatre romans. Avec cette curieuse impression, grandissante : tout est là, et quelque chose est dépeuplé. Presque rien…
L’adaptation à cet égard est fidèle, très. Elena Ferrante y a veillé, imposant par exemple le parler napolitain, qui même pour des oreilles françaises sonne différemment. Pas de trahison, mais au contraire une mise à nu des rouages du livre, à commencer par l’opposition entre les deux personnages principaux (et formidablement interprétés, avec mention spéciale pour Ludovica Nasti, dix ans) : Lena, intelligente, sage, poursuivant ses études mais ne brillant que grâce aux fulgurances de Lila, renvoyée travailler chez son cordonnier de père, mais rebelle surdouée, et surtout, créative. Même collée au ressemelage, elle dessine d’improbables stilettos. L’enjeu sous-jacent est moins le savoir que la capacité à s’emparer de celui-ci, du réel, des chaussures, des amours de Didon, de l’apprentissage du grec, pour inventer autre chose.
Le « je » de L’Amie prodigieuse est celui de Lena, qui trimballe un sentiment d’imposture au travers de son sans faute scolaire. On pense soudain à Goliarda Sapienza, née à Catane en Sicile, elle, rebelle assumée, dont l’œuvre majeure, L’Art de la joie, bien dépeigné, avec boiteries dans les agencements mais fort courant porteur, ne connut le succès qu’après 2005 (elle était morte en 1996). Il y a du Goliarda chez Lila, le versant sauvage, mais en amorti.
Elena Ferrante – on ne revient pas sur le fait qu’elle refuse d’apparaître et abhorre la promotion, toutes choses plutôt sympathiques quoique devenues avec le temps formidable machine de promotion inversée – accorde de rares interviews et se réfère volontiers à Elsa Morante, Virginia Woolf, Marguerite Duras, mais n’a jamais mentionné Goliarda Sapienza. Excellente écrivaine populaire, elle aimerait quand même mieux figurer au panthéon des très grandes. Les références, c’est à double tranchant : en pensant à Duras qui savait si bien brouiller les codes romanesques et « prendre le large de la littérature », on se dit que ce large est absent chez Elena Ferrante, comme dans la fidèle série qui nous la joue neo-réaliste, façon Reader’s Digest.
On notera qu’il n’y pas ici un seul spoiler, seulement de quoi troubler éventuellement une absorption placide, et encore… Finalement, on se fiche de savoir qui est Elena Ferrante, on sait qui est Lena, l’endurante étudiante qui sait agglomérer les éclairs intellectuels de Lila et les inscrire dans une dissertation acceptable et bien notée. Mais qui est Lila ?
Dominique Conil
Guide
L’Amie prodigieuse, saison 1, huit épisodes, Canal+.
Le quatrième et dernier tome de L’Amie prodigieuse, L’Enfant perdue, est publié ce mois-ci en poche chez Folio.
Ainsi que Frantumaglia, correspondances diverses, sous-titré L’écriture et ma vie, dans la collection Du monde entier, Gallimard, 2019.
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