Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Vous lisez les journaux, vous êtes donc au courant. Des grands événements de ce monde, de ce qui fait couler de l’encre, de ce qui fait causer dans les cafés.
Vous savez, donc, que l’artiste français Abraham Poincheval a pris une grande décision : il va passer, mesdames et messieurs, une semaine enfermé dans un œuf en pierre. Parfaitement. Ce sera au Palais de Tokyo, à partir du 22 février. Titre de la performance : Pierre. Où vous pourrez donc voir un œuf.
En pierre
Et il y aura quelqu’un, dans l’œuf, en train de dormir ou d’avaler des compotes ou de la purée, comme l’explique tranquillement l’intéressé, dans une vidéo réalisée dans le Palais : l’aménagement intérieur de son œuf prévoit des petites cavités pour y loger ce semblant de nourriture, un carnet de bord (une semaine dans un œuf de pierre : on attend la publication avec impatience) et une petite boîte étanche pour ses besoins naturels.
Voilà.
Et, précise la vidéo, il s’agit là d’un « voyage intérieur ». « Pierre est une expédition au cœur du monde minéral », précise le site du Palais de Tokyo (je rappelle au lecteur distrait que l’œuf est en PIERRE).
Donnée importante : A. Poincheval est un récidiviste. Il s’est déjà, en 2014, enfermé durant treize jours dans un ours empaillé. Il a aussi pour projet, à partir du 29 mars, toujours au Palais de Tokyo, de couver des œufs de poule jusqu’à éclosion : où l’on décèle chez notre patient une légère obsession pour tout ce qui touche aux fœtus encoquillés (nous transmettrons son dossier à nos confrères psychiatres en temps voulu). Le site du Palais de Tokyo énonce doctement : « Pour la première fois dans ses recherches, Abraham Poincheval se confronte au monde vivant : installé dans les espaces du Palais de Tokyo, il tente de couver des œufs de poule jusqu’à leur éclosion ». Le voyage, donc, cesse d’être minéral pour nous entraîner dans une ébouriffante plongée au cœur du vivant. Pas de panique : le danger encouru (pour l’humain) reste minime : les œufs de poule, comme l’ours empaillé, sont inoffensifs, il n’est nullement question d’aller camper au milieu des requins vivants ou des grizzlis en liberté.
L’artiste de salon, pour sa couvade – indique toujours le musée – « se couvre d’un manteau traditionnel coréen réalisé par l’artiste Seulgi ». Le couveur couvert (extraordinaire mise en abyme) sera d’abord et avant tout chic et trendy. Le Palais de Tokyo n’a rien d’un vulgaire poulailler. Précisons pour ceux qui pourraient s’en inquiéter qu’il a été décidé et annoncé que les poussins à naître iront vivre par la suite dans la famille Poincheval, famille de leur papa poule donc. Aucune mention, en revanche, de la mère, je veux dire de la poule pondeuse dépossédée de sa progéniture, et dont tout le monde semble se contrefoutre.
La question essentielle que pose cette démarche artistique éminemment respectable est la suivante : comment pense-t-on/voyage-t-on intérieurement dans un œuf ? (ou, variante, sur un œuf ?). Poincheval précise qu’il aura avec lui dans son habitacle intra-œuf un petit carnet de bord. La médecine littéraire ne peut que l’encourager à prendre également un livre, la question étant cette fois la suivante : quel ouvrage emporte-t-on pour passer une semaine dans un œuf ? (vous l’êtes-vous déjà posée ?)
La question sera examinée comme première étape d’un protocole dont l’objectif affiché est d’amener progressivement le patient à délaisser ses envies compulsives de repli, de riquiqui, de fermeture pour s’ouvrir un peu au monde, à ses enjeux, à ses évolutions. Car, monsieur Poincheval, pendant que vous avalez vos purées, compotes et autres aliments pour nourrisson dans le ventre de votre œuf, le monde, lui, continue à tourner, et pas forcément dans le bon sens. Faudrait tout de même voir, en tant qu’artiste, à vous y intéresser un chouïa.
Loin de nous l’idée de juger de la démarche elle-même. Chacun est libre de vouloir s’enfermer dans un ours empaillé ou dans un œuf et d’y faire ce que bon lui semble. La médecine littéraire n’a été sollicitée sur ce dossier que parce que le patient a voulu transformer ce besoin de claustration ovoïde en geste artistique intensément médiatisé et supposément porteur de sens.
Une prescription littéraire s’impose donc, qui se limitera à un seul ouvrage, ce qui, pour une semaine pleine d’œuf, est somme toute assez léger. Le titre, monsieur Poincheval, devrait vous interpeler : Cadavre expo (traduit de l’arabe – Irak – par Emmanuel Varlet, Seuil, 2017). Ha ! ha !, vous dites-vous, on ne soigne l’art que par l’art, s’il s’agit d’expos et d’artistes, facile, je vais avaler ça en trois coups de cuillère à compote, et ce sera réglé.
Seulement attention : l’art dont il est ici question, c’est du brutal, du saignant, du trash, en prise directe avec les horreurs du monde, la guerre, les ruines, la mort, la violence. La lecture des nouvelles de Hassan Blasim, écrivain d’origine irakienne, est parfois insoutenable, il y est question de d’assassins qui exposent « artistiquement » leurs victimes dans la ville, de bombes qui explosent, de morts qui nous racontent la guerre, de familles massacrées, de « corps anonymes et mutilés », de douleur. L’humour est là, pourtant, mais il est noir et glacé.
Dans l’une des nouvelles, le personnage, « pour affronter le sombre quotidien d’un pays sous embargo », dévore des livres tout en poursuivant une mission d’assassin car il œuvre « à la vengeance de [sa] communauté ». Et puis, un jour, figurez-vous qu’il trouve un œuf. Oui, oui, un œuf. Un vrai. Qui apparaît, bizarrement, dans un clapier. Un lapin ovipare ? Ne serait-ce pas le monde qui se détraque ? Tout s’éclaire, à la fin, lorsqu’apparaît la photo « d’un lapin couvant un œuf ». Je ne dévoilerai pas le dénouement, mais sachez que le sang y coule, encore. Vouloir faire couver des œufs de poule par un mammifère ne peut visiblement pas être anodin. Gare. Le monde est là, partout, autour des œufs, ces textes emplis de douleur mais aussi de poésie ne cessent de le hurler.
Dans les textes de Hassan Blasim, le monde en pièces, de tous côtés, défile, horriblement :
« À l’évidence, le Ciel avait une dent contre moi. Un sac plastique gris tout déchiré est passé, et j’ai su que c’était le voile de ma mère. Il y a eu aussi un cerveau calciné, mais avec de grandes ailes; un banc de poissons dévorant les dernières miettes d’une petite fille; les serpents volants de l’embargo, enroulés autour de leur nourriture constituée d’hommes et de rêves; tous les sous-vêtements de ma femme, l’un tâché de sang, un autre de sperme, un troisième d’encre, et ainsi de suite; tous mes vieux carnets qui volaient avec leurs ailes de papier; des scorpions au fond d’une bouteille; mes chemises d’été, des médicaments périmés, des boîtes de lait infantile; des pains qui battaient de leurs ailes fécales; des poèmes qui faisaient pipi dans leur pantalon comme des enfants handicapés; des chiens sauvages et des soldats; les gardes-frontières de tous les pays où j’étais entré à pied; mon frère, louchant, coiffé d’un turban d’imam; les doigts sectionnés et sanguinolents; ma fille Maryam, dans sa poussette, défigurée par tout l’amour que je lui portais; mon épouse tirant d’une trompette des hululements de hibou. »
Et l’œuf de poule du Palais de Tokyo, d’un coup, écrasé par ce défilé insoutenable d’un monde en lambeaux, éclate d’inanité et de vacuité.
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
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