Je ne crois pas être un original. Les problèmes que je rencontre au cours de mon enquête sont ceux de tout le monde. Apprendre qu’une jeune fille cherche du réconfort dans les bras d’un jardinier n’a rien d’exceptionnel. Divorcer non plus. J’ai signé les papiers ce matin. Même Bartier ne me surprend qu’à moitié. Sa fortune le distingue sans doute du commun des mortels. Mais, la plupart du temps, il agit comme ses semblables. Il cherche son plaisir à la moindre occasion.
Isabelle ne voulait pas autre chose. Elle a seulement désiré ce qui était au-dessus de ses moyens. Elle a manqué de chance. Ce n’était pas le bon moment. Je ne sais pas, en fin de compte. Peut-être le chanteur n’était-il qu’un pervers. Personnellement je le croyais impuissant. La bague à laquelle il tenait tant représentait pour lui une sorte de fétiche. Je l’ai. On en revient toujours à la chose, remarquait Isabelle lorsqu’elle avait toute sa tête. Voilà ce qu’il devait s’imaginer lorsqu’il exhibait le bijou devant une foule extatique. Isabelle se sera brûlé les ailes. Plus à plaindre qu’à blâmer.
Jo, c’est une autre affaire. Je viens d’en apprendre du joli sur son compte. Balda n’était pas plus franc que le gamin, quoique pour des motifs différents. Son cas n’est pas encore entièrement élucidé. Des pièces manquent. J’en parlerai plus longuement un autre jour.
Bien sûr, la maison Bartier joue un rôle important dans l’affaire. La bague vient de son atelier. Je ne suis pas certain en revanche que l’actuel patron de cette vielle enseigne soit tout à fait au clair sur les tenants et les aboutissants de ce drame. La situation le dépasse. L’autre jour, à l’hôpital, il me confia avoir surpris un soir Balda et le chanteur main dans la main. Je n’ai pas voulu le croire. Le jardiner est au-dessus de tout soupçon. Il n’était qu’un bon coup pour reprendre les propos de Lizz. Il m’avait parlé de ses fleurs avec une telle ferveur. Ses mœurs étaient probablement d’une grande simplicité, à l’image de sa profession. Regarder croître le végétal doit vous mettre à l’abri des turpitudes générales. Les plantes se contentent de pousser. Elles ne font pas de drames. Elles ne jouent pas la comédie non plus. Elles sont là et tout est dit. Mohamed semblait proche de la nature dont il partageait l’innocence. Sa mort me paraît particulièrement injuste. Tout autre que moi porterait le même jugement.
Encore une fois, je n’ai rien de singulier. L’habitude d’être confronté à la lie de la société a peut-être infléchi mon regard. Je suis plus sensible au mensonge. J’ai spontanément tendance à voir la folie derrière les gestes ordinaires. Non. Je ne pense pas qu’il existe qui que ce soit de normal. Regardez le jeune Kurz. Vous lui auriez donné le bon Dieu sans confession. C’est pourtant une crapule de la pire espèce. Ce footballeur en herbe cachait un petit fasciste. L’enquête n’en a pas fini avec lui. Il est peut-être notre fil d’Ariane.
Même Billot n’est pas sans tache. Cet adjoint fidèle, dévoué, attentif, attentionné, ce bon gars dont le physique semblait résumer la psychologie, Billot est autrement compliqué. Je l’avais dit à propos de mon épouse. Mais je dois le répéter. Nous ne connaissons jamais les gens.
Je veux bien admettre que les Brésiliens soient clairs comme de l’eau de roche. Le soleil de Rio leur a sans doute tanné la peau. Il n’a pas pour autant développé leur esprit. Jouer de la bossa nova dans des bars miteux ou s’exercer aux altères à longueur de journée n’a jamais élevé le niveau de l’intelligence. Raoul et Rolando sont d’une superficialité désolante. Il est vrai qu’ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Les salles de gymnastique prolifèrent aux quatre coins du globe. Même en Azerbaijan ils ont leur club de sport. Les Tibétains ne sont pas en reste, malgré l’altitude qui rend les exercices physiques plus pénibles. On s’essouffle rapidement. Ce n’est pas mieux chez nous. La chaleur accablante, loin d’encourager les Français à prendre un peu de repos, les excite comme des poux. Les manifestations de rue se multiplient, les supermarchés sont pris d’assaut dès l’ouverture; enfin, un nombre considérable de nos concitoyens s’est mis au vélo. Il a beau faire plus de trente-cinq degrés à l’ombre, ils enfourchent leur bicyclette et pédalent à tout rompre. Mieux vaut ne pas croiser leur chemin. Les accidents sont légion, il y a parfois des morts. Tout bien considéré, Raoul et Ronaldo paraissent moins dangereux que certains passionnés de la petite reine. Ces deux-là n’ont renversé personne.
Quant à Balda, malgré ses nombreux travers, il n’était pas plus mauvais bougre qu’un autre. Sans être innocent, il ne dépareille pas dans le tableau général de l’époque.
Le chanteur, pour sa part, avait le génie facile. Il poussait la chansonnette, il se déhanchait sur une scène et tout le monde s’inclinait. Isabelle elle-même n’avait pu résister. Comment voulez-vous qu’une tête de linotte comme Lizz n’ait pas idolâtré celui que tous admiraient? Ses refrains sont dans toutes les têtes. Une autre à sa place aurait agi de même. Les petites sont prêtes à se prostituer pour obtenir un autographe. Lizz n’a rien de monstrueux.
Je n’en dirai pas autant de Kurz. Il m’a tout de suite paru équivoque. Le genre de môme qui vous fait un coup en douce en conservant le sourire. Menteur, bien sûr, sournois, paresseux comme une couleuvre. Aller se faire entretenir comme un vulgaire tapin. Et le voilà maintenant à casser du Noir et de l’Arabe. Je reconnais un manque d’impartialité à son égard. Quelque chose en lui m’indispose. C’est de l’ordre de la répulsion plus que de la simple antipathie. Si je n’avais pas eu l’idée de le faire suivre, il nous filait entre les doigts. Il disparaissait, s’évanouissait à son tour comme tant d’autres dans cette affaire. À croire qu’ils se sont donnés le mot. Ils apparaissent sur le devant de la scène, puis pfuitt, plus rien ni personne. Du vent.
Ma conviction est que nul d’entre eux n’est innocent. Le crime est partout.
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