La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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47 – Vendredi 14 juillet, 23 heures
| 16 Août 2022

Quelle journée! Ce pauvre Poisson. Il savait.

Émile m’avait prévenu de l’imminence d’un attentat contre le président. Je prendrai bien un double scotch à la mémoire du procureur. La date exacte lui demeurait inconnue. Bientôt, m’avait-il dit. Bientôt. Tu es au courant pour la reine d’Angleterre? Elle a quitté Buckingham dès l’annonce de l’attentat manqué. Le duc d’Édinbourg l’attendait à Balmoral. Il chasse le cerf. Il n’aurait pas sourcillé quand on lui a appris le drame. Quelle drôle de famille.

Tu ne m’accompagnes pas? Je prépare les verres si tu veux. Tu connaissais déjà la nouvelle. Je me demande parfois ce qui échappe aux gens de la télévision. Un glaçon ou deux? Sec. Ok. Je ne pensais pas venir ce soir. Si tu n’avais pas insisté. Une envie soudaine? Tu as une drôle de mine. La fatigue. L’actualité est chargée. Tu étais épatante lors du 13 heures. Pas la moindre trace d’émotion. D’accord. On t’avait informée bien avant que je ne prenne la parole. Tout de même. Tu n’as pas sourcillé. Tiens. Comme le duc d’Édinbourg.

Tu as tiré les volets ce soir? C’est rare que tu les fermes. Je me suis habitué à contempler la Tour Eiffel chaque fois que je te rends visite. Tu m’excites quand tu te promènes devant moi éclairée par les lumières de Paris. Ta nudité resplendissante. Ok. J’arrête. La journée a été épuisante. Quand je tombe de fatigue, je fais l’enfant. Mais je vois que tu n’es pas d’humeur. On n’est pas obligés bien sûr. Tu pourrais tout de même te mettre à l’aise. Je ne sais pas, moi. Enlève tes escarpins. Tu sais que les stilettos ne me font pas bander. Nicole se trompait sur toute la ligne. Sa lingerie fine, ses guipures, c’était tout de même de l’érotisme à deux balles. D’accord. Ce n’est pas le moment.

On le boit, ce verre? Tu ne viens pas t’assoir? Le 20 heures était pénible. Tu ne semblais pas dans ton assiette. Puis la mort de Poisson apprise en directe. C’est invraisemblable, non? En plein Paris. Il n’y a pas foule sur les boulevards en ce moment. Surtout pour un 14 juillet. Je me demande si les gens avaient l’intention de faire la fête ce soir. Il fait encore si chaud. De quoi décourager les plus acharnés. Peut-être dans les boîtes de nuit où la climatisation est poussée à fond. Oui. Les jeunes avaient probablement décidé de bouder le bal musette. De toutes façons, quel que soit le temps, la musique est mauvaise. Les groupes sont payés au rabais par la mairie. La sono est défaillante une fois sur deux. Enfin les gens s’amusent quand même. Tu ne crois pas? Bon. C’est vrai qu’après l’attentat l’ambiance n’y était plus. Comment faire autrement qu’annuler les festivités.

J’y pense d’un coup. Si rien n’était arrivé, nous serions en train de regarder le feu d’artifice du champ de Mars. Tu t’imagines? S’envoyer en l’air devant des particules d’oxyde métallique portées à incandescence à plus de 1000 degrés. Les blanches sont les plus belles. D’accord. Ce n’est vraiment pas ton soir.

Dis-moi si quelque chose ne va pas. Je ne t’ai jamais vue dans cet état. Ce n’est tout de même pas la mort de Poisson? La chaleur nous énerve tous. Il est plus de 23 heures et le thermomètre n’est pas encore descendu en-dessous de 38. Quelle idée aussi d’avoir fermé les volets. Tu ne veux vraiment pas prendre ce verre?

Je te rappelle que c’est toi qui as insisté pour me voir. Pas la peine de tirer une gueule pareille. Non, bien sûr. Je ne me mets pas en colère. Ce serait notre première scène. Combien de temps depuis notre rencontre. Enfin je veux dire. Tu comprends. Quelle drôle de femme tu es. Imprévisible. Totalement imprévisible. Lundi tu me sortais le grand jeu. Femme fatale, vamp, je ne sais pas. Tu étais irrésistible. Je crois que nous n’avons jamais aussi bien fait l’amour que cette nuit-là. Et ce soir, ce soir, j’ai le sentiment de me heurter à un bloc de glace. Un iceberg. J’ai l’impression de marcher sur une banquise. Tu es mutique, distante. Tu es ailleurs. Même ton visage est différent. Je reconnais à peine les traits de celle que j’étreignais il y a moins de cinq jours. Cette froideur, cette raideur. Tu pourrais sourire. Ce n’est pas un effort insurmontable.

Tu pourrais peut-être bouger tes fesses. Pardon. Je suis épuisé. Je crois que je ferais mieux de m’en aller. Demain sera une journée chargée. Épouvantable pour te dire la vérité. Je dois rencontrer la veuve d’Émile. Elle tient à me voir. Connaître les dernières pensées du défunt. Lui dire qu’il n’a pas eu un mot pour elle ne sera pas facile. Mais pouvait-il savoir qu’il ne la reverrait jamais. C’est idiot, la mort. Le substitut m’a laissé un message vocal pendant ton émission. Ah tout de même. Tu descends de ton tabouret. Il est arrivé trop tard. Le meurtre s’est produit lorsqu’il sortait de son taxi. Oui. Sous ses yeux. Il est encore sous le choc. Je sors de chez lui. Il aimait beaucoup le procureur. Tu sais qu’ils se tutoyaient également, Étienne et lui? Poisson était un homme chaleureux. Étienne Mazursky n’a pu s’empêcher d’essuyer une larme devant moi. Ils ne se connaissaient pourtant que depuis un an. Un type formidable. Si je tenais celle qui a commis le coup. Étienne l’a aperçue qui filait à toutes jambes. La grande blonde, qui d’autre? Une moto l’attendait quelques mètres plus loin.

Non. Je n’avais pas encore l’information pendant l’émission. Quand bien même je ne l’aurais pas communiquée. Il va falloir redoubler de prudence. La donne a changé. Poisson était un idéaliste. C’était un homme des Lumières. Il croyait sincèrement en la vertu du débat public. Rien ne lui était plus contraire que le goût du secret. Nous nous étions disputés sur ce sujet. Mais, Émile, on ne peut pas tout dire. Et pourquoi non, m’avait-il objecté. Tu préfères l’Ancien Régime et ses lettres de cachet? Il détestait la DGSE. Une survivance monarchiste implantée au cœur de la démocratie, disait-il. Des barbouzes. Rien d’autre. Il l’a payé de sa vie. Par chance le substitut ne lui avait pas encore remis les documents. Tu n’as pas touché à ton whisky. Je te vois mal. On peut allumer le plafonnier? D’accord. Tu es fatiguée. Une rude journée. Je finis mon verre et je pars.

Les documents? Mazursky me les a remis. Il les avait consultés rapidement avant de me les confier. C’est de la première importance, selon lui. Poisson n’avait pas tort de se méfier des Renseignements généraux. Il y a une taupe infiltrée dans les services secrets. Tu gardes l’information pour toi, n’est-ce pas? Je ne peux pas faire ça. Tu es journaliste. Tu ne sauras pas résister au plaisir de faire un scoop demain en début de journal. Je te connais. Ne dis pas non.

À trois je me lève. Un, deux. Mais qu’est-ce que tu fous avec ce revolver? Tu es folle. Ne tire pas. Anne, ne tire pas.

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