La semaine a été chargée. L’enquête s’emballe. Nous avons arrêté Ingrid en gare du Nord alors qu’elle attendait le train de nuit pour Hambourg.
Nos locomotives ne roulent plus qu’après 22 heures, quand la chaleur descend à des niveaux supportables pour les circuits électriques. Ingrid ou Ursula, mais je penche pour Ingrid dont la dextérité dans le maniement des armes dépassait celle de sa sœur, Ingrid donc se trouvait sur le quai au milieu d’un petit groupe de touristes allemands désireux de fuir l’enfer de la capitale française. Ils étaient éreintés, ils avaient le souffle court et le visage rubicond. Ils avaient parcouru à pied les boulevards de Paris, remonté les quais de Seine pour trouver le Louvre puis le Grand Palais cadenassés. La Tour Eiffel qui se balance sur ses quatre pattes les avaient sans doute émerveillés mais ils n’avaient pu y monter. L’armature de l’édifice était chauffée à blanc.
De guerre lasse ils s’étaient réfugiés dans une brasserie où ils avaient tué le temps en descendant des pintes de bière. Arrivés sur le quai ils étaient passablement éméchés. Ingrid se faufila parmi eux, croyant passer inaperçue. C’était un groupe d’hommes et de femmes d’une quarantaine d’années, adeptes des salles de sport. De jolies têtes blondes montées sur de belles carrosseries.
Ingrid ne détonait guère dans le tableau avec sa grande taille athlétique. Elle se rangea aux côtés d’un homme qui la cachait aux regards des autres, nous ont raconté les témoins. Celui-ci la remarqua avant d’entreprendre de la séduire. Elle ignora son manège en regardant ailleurs, j’imagine. Il s’enhardit. Le sexe lui manquait, l’alcool qu’il avait bu le rendait entreprenant. Après avoir lâché une plaisanterie très grasse, il agrippa Ingrid afin de l’embrasser. Frau Rheingold qui relatait la scène ne taisait pas sa désapprobation. Elle jugeait cependant la réponse d’Ingrid très excessive.
La grande blonde se retourne d’un coup, dégage de son épaule le bras du Don Juan et lui envoie en pleine face un uppercut qui le jette à terre. Il hurle de douleur, l’émoi est général chez celles et ceux qui l’accompagnent. Ils apostrophent Ingrid, l’encerclent, la menacent. Dans la panique elle sort son arme et tire une balle sur le premier venu, un homme de 38 ans décédé quelque trois heures plus tard. Le bruit de la détonation alerte les policiers en faction dans le hall. Depuis plusieurs semaines nous contrôlons de près les gares et les aéroports.
Enragée, elle était enragée, poursuivait Frau Rheingold encore sous le coup de l’émotion. Ingrid bouscule et renverse deux hommes qui tentent de l’arrêter. Elle remonte le quai à toutes jambes lorsqu’elle tombe nez à nez avec nos policiers. Son portrait était placardé dans tous les commissariats avec la mention individu dangereux et armé. L’un de nos meilleurs agents, le sergent Mompou, la reconnaît, l’interpelle et lui ordonne de lâcher son arme. Elle tire de plus belle, blessant deux collègues. Mompou la met en joue et l’abat d’une balle en pleine poitrine.
Nous sommes arrivés sur les lieux, Billot et moi, peu de temps après. Nous buvions un verre boulevard Magenta, à deux pas de la gare. Billot voulait me voir pour me parler de Simone. Effondré, il venait m’apprendre qu’elle n’était pas rentrée à la maison. Il n’avait aucune nouvelle depuis hier soir. Simone avait disparu sans un mot d’explication. C’était bien le moment. J’avais reçu l’après-midi un appel de Berlin. Von Eppendorf avait été arrêté la veille à l’aéroport de Francfort alors qu’il attendait un vol pour Caracas. La chancellerie allemande l’avait dans son collimateur depuis quelques semaines. Le fisc avait signalé au ministère de la justice des mouvements d’argent suspects sur le compte bancaire de mon homologue allemand. Une somme de plusieurs millions de dollars lui avait été versée peu avant la faillite de la holding de Nassau. Ses absences répétées au travail avaient achevé de le faire soupçonner de corruption et d’intelligence avec l’ennemi. Il s’est laissé arrêter sans protester.
Alles Kaputt, a-t-il lancé à ses confrères qui lui passaient les menottes. Tout est foutu. Il dort aujourd’hui en prison dans des conditions peu dignes d’un arrière-petit-fils de grands propriétaires terriens. Il s’est plaint, m’a-t-on dit, de devoir partager sa cellule avec un détenu de droit commun d’origine étrangère, un Afghan ou un Kurde, je ne sais plus. Il refuse de parler bien entendu.
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