Cette année-là, fin janvier, la SNCF proposait encore d’arriver à Venise après une nuit en couchette de seconde. Au passage de Padoue on commençait à trouver le temps long mais la récompense se révélait éblouissante en sortant de la gare Santa-Lucia. Le calme au bord du Grand Canal, le vaporetto déjà là pour nous emmener dans le quartier San Barnaba, la pension réservée dans un palais délabré Ca Rezzonico, un vieux lavabo dont il faudra se satisfaire, comme des ressorts du matelas, incitation à la découverte lagunaire… La modestie du confort justifiait la présence d’étudiants, une élève de l’école d’architecture travaillant la nuit donnait à ce pauvre palais son éclat authentique. Les serviettes de toilette attendaient sur une table le service de la femme de chambre.
En cet hiver 1978, le froid glacial et la pluie qui ne voulait cesser étaient autant d’éléments à décourager les ardeurs photographiques. Une lourde sacoche protégeait les deux Leica, sciait l’épaule gauche tandis que la main droite tentait d’attraper l’instant décisif. Restées depuis si longtemps dans leur boîte, ces photographies prennent l’air aujourd’hui pour nous aider à mesurer l’empreinte du temps.
La prétention du photographe de n’être pas le touriste qu’il raille, de chercher à voir Venise et les Vénitiens qui y vivent – encore – l’accompagne dans les ruelles, les calle et les canaux, loin des circuits obligés.
Venise en cette fin janvier bruissait encore des rumeurs sur les brigades rouges, peu de temps avant l’enlèvement en mars d’Aldo Moro, président du conseil bien vieux et bien corrompu. Les bons chrétiens sortaient de la messe, sous la pluie, de l’église San Barnaba pendant que je m’empressais de déguster l’expresso d’une petite trattoria de la place.
Bien que nouveau venu dans la sérénissime, la tentation du charme du café Florian me faisait abandonner mes illusions de photographe objectif. Les dames vénitiennes m’étaient complices.
Mes déambulations avaient leurs préférences dans le quartier de l’Academia, le rio San Barnaba et son marché flottant. Si, au détour d’une rue deux affiches caricaturaient Brejnev sur un mur badigeonné de blanc, c’était sans doute pour me rappeler que Venise n’était pas encore recluse du monde pour céder aux submersions touristiques et aqua-altistes. D’aqua-alta je n’en vis point et en 1978 on ne parlait pas encore du projet MOSE que d’aucuns nomment Moïse. Sauver Venise des eaux avec des digues articulées est un défi aussi périlleux qu’espérer du capitalisme qu’il sauve notre planète…
Ni Thomas Mann, ni Visconti ne sont morts à Venise. Il faut prendre un vaporetto pour aborder dans l’île de San Michele, le cimetière de Venise. Les lieux sont austères mais ses pompes ne sont pas funèbres. Stravinsky y attend pour toujours le sacre du printemps et une ballerine honore par son chausson posé sur la pointe un Diaghilev très orthodoxe, en témoigne son monument.
La Lagune dans la grisaille de l’hiver glacial attire l’œil du photographe. En 1978 on pouvait encore voir un cargo arborer les couleurs d’une Jugolinij.
Ayant goûté au charme des vaporetto, j’avais voulu voir Torcello. En débarquant, pas âme qui vive, une inscription sur le mur d’une maison fermée m’indiquait que j’étais dans la province de Venise, district I°DI, commune de Burano. Les statues étaient protégées du gel par un sac plastique et le chat se fit complice du photographe.
C’est à l’occasion d’un voyage à Florence, l’année suivante, que je visitai l’immeuble hébergeant les collections des frères Alinari, photographes du début du XXe. Trois frères qui ont constitué des archives inestimables montrant la vie de l’Italie et son patrimoine. Le petit livre que j’achetai sur Venise créait ma surprise en découvrant que la photo de sa couverture montre sous le même angle une maison bien habitée que j’avais vue fermée. Rendre ainsi hommage aux Alinari me plaît d’autant qu’on annonce ces derniers mois la vente de l’immeuble de Florence pour une opération immobilière indécente.
Les frimas de ce début d’année attisèrent le désir d’y revenir et c’est à la Toussaint de cette même année 1978 que l’aventure se renouvellera. Plusieurs épisodes photographiques relateront une Venise plus ensoleillée, tentés aussi par la couleur. Des îles, des rencontres, un attentat d’extrême-droite, la mort d’un pape, des affiches et des tracts, le port de Chioggia, des pauvres sur la Lagune.
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