La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Avoir froid aux yeux (ou pas)
| 17 Sep 2021

« Avoir froid aux yeux »… Voilà une bien curieuse expression, que je range spontanément dans la même catégorie que « avoir sa langue dans sa poche » ou « casser trois pattes à un canard ». Qu’ont-elles donc en commun pour que je les associe ?

Peut-être parce qu’elle font référence à une partie du corps. Nos bonnes vieilles expressions populaires ont les pieds sur terre et nous parlent de langue, de froid, d’yeux, de pattes et de basse-cour… C’est du concret.

Peut-être aussi parce qu’on ne les emploie qu’à la forme négative. Personne ne dit « J’ai froid aux yeux » ou « Ça casse trois pattes à un canard », n’est-ce pas ? Autrement dit, ce sont des litotes.

Ou alors, tout bonnement, parce qu’il y a en elles un côté absurde qui, je l’avoue, me plaît assez. Eh oui, qui aurait l’idée de ranger sa langue dans sa poche ? Quelle drôle d’image ! Et, entre nous, a-t-on jamais croisé un canard à trois pattes ?

C’est là, bien sûr, un des privilèges de la litote. Les litotes peuvent se permettre de dire n’importe quoi, puisque précisément elles s’empressent de le nier. Au lieu de dire qu’on a la langue bien déliée, on dit qu’on ne l’a pas dans sa poche, ce qui revient au même, du point de vue du sens, mais rajoute un je-ne-sais-quoi de loufoque et d’outrancier, de visuellement farfelu, qui accroît l’expressivité de la formule. Oui, c’est cela : fonctionnant sur le mode du négatif, la litote permet de lâcher la bride à l’imagination, et de créer des images des plus surréalistes. Elle permet aussi, l’air de rien, sans jamais l’énoncer directement puisqu’elle ignore la forme affirmative, de suggérer bien des choses…

C’est ce qui se passe pour « avoir froid aux yeux ». Car que signifie exactement l’expression ? Prenons la formule à l’envers, puisque c’est ainsi que fonctionne la litote, prenons-la tel un cliché photographique et voyons ce que l’image révèle, si l’on raisonne, comme il se doit, en négatif. Si l’on n’a pas froid, on a chaud, n’est-ce pas ? Et en effet, celui qui n’a pas froid aux yeux est courageux, hardi, intrépide, il sent son sang battre à ses tempes et ne craint pas la chaleur de l’action ni les dangers ni les échauffourées. Constatons qu’assez naturellement (pardon, assez culturellement), ce sont des images guerrières qui viennent à l’esprit, enfin disons des images viriles. Entre mille exemples, nous citerons cet extrait du roman d’aventures Le négrier de Zanzibar. Voyages, aventures et combats (peut-on faire plus viril ?) de Louis Garneray, de 1851.

C’est un dur à cuire, solide au poste, qui n’a pas froid aux yeux.

Jusque là, tout va bien. Mais bousculons encore quelque peu l’expression, tournons-la, retournons-la une fois de plus, elle a, on le sent bien, quelque chose de pas très catholique, un petit côté sulfureux même, qui – est-ce étonnant ? – se déploie de préférence dans sa version féminine.

Car enfin, qu’entendons-nous si nous disons : « ELLE n’a pas froid aux yeux ? » Allons, allons… Une petite citation pour nous aider, celle-ci tirée de la littérature populaire, en l’occurrence de quelques pages de Jean Bazal publiées en 1935 dans Police magazine sous le titre « Fortes têtes à pompon rouge » :

Nous nous étions accoudés au comptoir d’étain, derrière lequel une serveuse assez jolie et n’ayant pas froid aux yeux rinçait tranquillement les verres. 

Ah ! Cette jolie serveuse qui n’a pas froid aux yeux… ! En même temps que la litote, on perçoit un léger euphémisme dans cette formule, histoire sans doute de rester poli.

Tâchons, nous, de la prendre à bras le corps, sans égards, de la renverser, ou de l’inverser, c’est la même chose, pour la remettre à l’endroit, et lui faire dire, sans joliesse et sans atermoiements, ce qu’elle a à dire.

Cette jeune personne a chaud, certes, puisqu’elle n’a point froid, mais où a-t-elle donc chaud ?? Aux tempes, elle aussi ? Non, on le voit bien… Il y a davantage… Dire le froid pour le chaud ne suffit plus, essayons un autre couple d’opposés : le haut pour le bas peut-être ? car il s’agit d’autre chose que de température, ou d’ardeur guerrière puisque…

ÇA Y EST !!! Je la tiens !

Subitement, tout s’éclaire : LHOOQ !!!

C’est aussi limpide que ça. La femme qui n’a pas froid aux yeux a chaud au cul !

C’est bien là le sens que prend l’expression lorsqu’il s’applique à une femme, signifiant alors « ne pas être farouche dans les relations amoureuses »… Vive la litote ! Il faut savoir dire les choses dans les formes, n’est-ce pas ?

Sacré Marcel Duchamp tout de même, qui, dès 1919, alliait la litote, l’euphémisme et l’allographe. Oui, sa Mona Lisa rebaptisée est l’illustration même de ces trois figures : sous ses airs débonnaires et sa passivité apparente, sous sa politesse de circonstances, en un mot sous la pose, la belle impassible cachait bien son jeu…

Pour finir cette petite excursion au pays des figures de style, laissez-moi vous offrir un oxymore, et des plus beaux : BONNE RENTRÉE !

LHOOQ par Marcel Duchamp (1930)

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