Que mettre dans un Bentô ? C’est la question que se posent chaque jour des millions de Japonais. C’est une bonne question pour mon premier Bentô cuisiné pour délibéré.
La rentrée culturelle est certes bien engagée en littérature, mais aussi en cinéma et en musique, alors que les théâtres commencent ces jours-ci à rouvrir leurs portes et les galeries et musées préparent leurs nouvelles expositions. Si j’évoque ces différentes disciplines, c’est parce que Bentô en sera constitué, composant son menu en mettant en rapport des œuvres issues de champs artistiques différents, ou pas. Qu’est-ce qui fait lien, d’un artiste à un autre ? Qu’est-ce qui relève de l’air du temps, des questionnements contemporains, se répond d’une œuvre à une autre ? Là est le principe de ce Bentô.
J’avais imaginé plusieurs rencontres possibles dans cette chronique inaugurale, mais les principes étant faits pour être malmenés, y compris dès l’origine, j’ai choisi de faire toute la place à une œuvre-phare qui nous arrive à la fin de cet été, et qui bouscule tout le reste : Cemetery of splendour, d’Apichatpong Weerasethakul.
Le cinéaste thaïlandais n’avait pas tourné depuis Uncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, Palme d’Or en 2010. Avant cette consécration cannoise, celui qui aime qu’on l’appelle Joe – ce qui est certes plus simple – avait présenté une exposition intitulée Primitive, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dans laquelle on trouvait aussi bien photos, vidéos qu’installations. Le titre Primitive renvoyait autant à la nature, au désir de retour à la nature du cinéaste, qu’à la scène primitive freudienne, mais aussi à la phase actuelle du développement de l’esprit humain : selon Joe, le cerveau humain est encore à un stade primitif, dans lequel il ne perçoit qu’une dimension de la réalité. On voit bien, six ans après cette exposition, que toutes ces questions sont encore au cœur de la recherche du cinéaste, qui rend absolument “normale” la co-existence du rêve et de la réalité, du passé et du présent, des vivants et des morts, tout cela avec une extrême douceur et une attention à l’autre particulièrement émouvante, comme si cela allait de soi, alors même que le contexte de la Thaïlande contemporaine est tout sauf doux.
Il faut aussi noter la part prise par le directeur de la photographie dans la réussite éblouissante de ce film. Il s’agit de Diego García, un chef op recommandé à Joe par Carlos Reygadas, le cinéaste mexicain, auteur notamment du fascinant Post tenebras lux. Ce fait confirme pour moi le lien entre les deux cinéastes, et même avec un troisième, Miguel Gomes, qui a pour sa part emprunté à Joe son chef-op habituel, avec qui il a tourné sa trilogie des 1001 nuits.
Ce réel onirique à tendance cauchemardesque, à l’œuvre dans Cemetery of splendour, c’est celui de l’état du monde que filment ces cinéastes, qui sont donc respectivement thaïlandais, mexicain et portugais. En attendant le prochain opus de Reygadas, on peut également faire un parallèle entre la récente trilogie du Portugais et le nouveau film du Thaïlandais. Se sentant dans l’incapacité de raconter une nouvelle histoire, Miguel Gomes est secouru par Shéhérazade, qui va nous raconter les heur(t)s et malheurs du Portugal contemporain, un pays qui, selon le carton placé au début de chacun des trois films, a été victime “d’un programme d’austérité imposé par un gouvernement dépourvu de tout sens de justice sociale”.
En écho à la paupérisation portugaise, Apichatpong Weerasethakul nous parle à l’évidence de l’état de la Thaïlande, sous le joug d’un régime militaire particulièrement dur depuis l’année dernière, et concentre son film sur un hôpital dans lequel on tente de soigner des soldats frappés par un mal mystérieux qui les a plongés dans un profond sommeil. Or, quel est le traitement imaginé par les médecins ? La luminothérapie, soit une exposition à une lumière diffusée, ce qui n’est pas très loin de la définition d’une projection cinématographique. Non pas l’art comme thérapie, mais l’art comme seule possibilité de rester en vie, ou de revenir à la vie.
Qu’est-ce qui les retient prisonniers du sommeil ? Se réveilleront-ils ? Ce sont des questions auxquelles le cinéaste se confronte. Il le fait merveilleusement, serait-on tenté de dire littéralement.
Arnaud Laporte
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