Les mots de notre quotidien, anodins ou loufoques, parfois nous font de loin un petit clin d’œil, pour nous inviter à aller y voir de plus près. Mot à mot, une chronique pour suivre à la trace nos mots et leurs pérégrinations imaginaires.
– L’antonyme désigne…
– Antonyme est un gros mot !
– Quoi ? Mais pas du tout !
– Dites autrement.
– Euh… l’opposé…
– Voilà.
– L’opposé désigne un terme qui, par le sens…euh…s’oppose à un autre.
– Bravo !
– Mais c’est complètement redondant ! Vous n’avez pas l’impression qu’on tourne en rond, là ?
– Pas du tout, c’est très clair. Donnez des exemples, on comprendra encore mieux.
– Des exemples d’antonymes ?
– PAS DE GROS MOTS, J’AI DIT !
– Ah oui, c’est vrai. Pardon… Eh bien… sommeil et veille.
– Ça s’oppose, ça ?
– Eh bien oui, la veille c’est justement quand on ne s’endort pas, quand on prend soin de quelqu’un ou de quelque chose, comme quand on dit qu’on veille un malade, c’est être vigilant aussi…
– Soit. Il faudrait un exemple. Je vous ai déjà dit qu’il faut toujours des exemples. Vous ne comprenez pas ? Vous êtres prof oui ou non ???Allez, sortez-moi une phrase célèbre, un truc bien percutant !
– « Le sommeil de la raison engendre des monstres. »
– QUOI ? Qu’est ce que c’est que ces conneries ? Ça veut dire quoi, d’abord ? Et c’est de qui ?
– Qui ça ?
– Francisco de Goya y Lucientes, un peintre et graveur espagnol. C’est le titre d’une de ses gravures.
– Et il n’est pas en prison pour avoir dit ça ?
– Il est mort.
– Tant mieux.
– Mais il a bien failli, en 1815, l’Inquisition a ouvert une enquête sur lui. Il avait critiqué l’obscurantisme, les superstitions, le fanatisme. Il avait peint une femme nue, La Maja desnuda. C’était un homme des Lumières.
– On aurait dû le brûler.
– Il a quitté l’Espagne et est venu se réfugier en France, à Bordeaux.
– Pourquoi chez nous ?
– Pour la libre pensée.
– J’ai dit PAS DE GROS MOTS ! Retirez immédiatement « libre ». Et « pensée »
– Je dis comment ?
– Vous ne dites rien.
– Ah tout de même, c’est mon métier !
– Eh bien, débrouillez-vous.
– Est-ce que je peux dire que beaucoup ne lui ont pas pardonné ses caricatures ?
– Ses CARICATURES !
– Ouh la ! oui pardon, pardon… Je retire, je retire… Je n’ai rien dit !
– Bon, on n’avance pas…Reprenons, mais attention à ce que vous dites !
– Eh bien… « le sommeil de la raison…
– Enlevez « raison ».
– Quoi ? Mais pourquoi ?
– La raison, c’est comme la pensée, c’est pareil, c’est une emmerdeuse. Une empêcheuse de tourner en rond.
– Justement, tourner en rond, ça ne fait pas beaucoup avancer…
– Arrêtez de faire le malin. J’ai dit pas de raison, et pas de pensée.
– Bon…
– Eh puis sommeil ne va pas non plus. C’est trop … commun. Trouvez-moi une formule, bon sang, des mots qui aient du chien, qui frappent les esprits, quelque chose de moins plat ! C’est vous qui êtes censé avoir du vocabulaire, non ?
– Mais, je ne sais plus, moi… on peut mettre… endormissement ?
– Pas mal. Reprenez, ça donne quoi ?
– « L’endormissement de la raison…
– J’ai dit que « raison » était INTERDIT !
– Ah oui, ah oui… « L’endormissement de la […] engendre…
– NON !! Pas de « engendre » ! Ça pue son SEXE à plein nez ! Trouvez autre chose !
– L’endormissement de la […] […] des… et « monstres », je peux garder ?
– Non plus ! « Monstres », c est DISCRIMINANT !
– « Démons » ?
– C’est BLASPHÉMATOIRE !
– Attendez, je n’y arrive pas, je ne peux plus rien dire !
– Mais si, ce n’est pas compliqué ! Il est juste INTERDIT de dire « raison », « pensée », « engendre » et « monstres ». Où est le problème ?
– Je vais essayer…
– Alors, ça y est ?
– Oui, ça y est :
« L’ENDORMISSEMENT DU SENS CRITIQUE FAIT NAÎTRE DES CONS ! »
Ça ira ?
Jacqueline Phocas Sabbah
Mot à mot
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