Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Les hommes et les femmes politiques ne lisent pas beaucoup, on le sait bien, et c’est une des raisons pour lesquelles cette chronique, largement subventionnée, vous vous en doutez, par le Ministère de la Culture, a été mise en place. Ils ne lisent que bien peu mais ils causent. Beaucoup. De vrais moulins à paroles, et ça se répand devant les micros, les télés, ça Tweete et ça Facebooke. Les responsables politiques sont de vraies machines à produire des mots, l’idée étant d’en insérer quelques-uns d’un peu compliqués de temps en temps, d’épater la galerie à l’occasion, histoire d’occuper l’espace, voire de faire le buzz.
À droite, la mode en ce moment est à la “chienlit”, terme qui n’est officiellement plus vulgaire ni même familier depuis le 19 mai 1968 (de Gaulle le 19 mai 1968 : “La réforme oui, la chienlit non !”). Sarkozy, en vrai meneur qu’il est, a lancé le mouvement, en octobre dernier, après la bousculade au siège d’Air France, qui avait été, on s’en souvient, suivie de substantielles dégradations matérielles (une chemise bel et bien fichue, rien de moins [1]) : “C’est la chienlit, c’est le délitement de l’Etat”, s’est emporté l’ancien chef de l’Etat. Ça, c’était avant que ne débute le mouvement Nuit Debout. Depuis, Eric Ciotti, député des Alpes-Maritimes, a condamné “la chienlit qui s’installe au cœur même de la capitale et de nos principales villes” [2]. Dans la foulée [3], le président du Sénat, Gérard Larcher, en a remis une couche : “On ne peut pas laisser la chienlit s’installer”. Le président du groupe les Républicains à l’Assemblée, Christian Jacob, le soutient de tout cœur, et accuse Valls (mai 2015) de tolérer la “chienlit” place de la République et d’interdire le débat parlementaire. Salve d’applaudissements dans l’hémicycle.
À “gauche” (le terme est bien entendu aujourd’hui impropre à qualifier le Parti socialiste, nous l’emploierons donc avec des guillemets, par commodité, car parler de la droite d’un côté et de la droite de l’autre pourrait être source de confusion, nous espérons que les lecteurs nous pardonneront cette inexactitude), à “gauche” donc, Jean-Christophe Cambadélis accuse la CGT “d’organiser la chienlit”. “Si la CGT veut la chienlit – ajoute-il –, il faut qu’elle sache qu’elle récupèrera un Juin-68. Après Mai-68, il y a eu Juin-68, la réaction du pays qui s’est révolté contre la chienlit et a donné la victoire à la droite” [là, les lecteurs l’auront compris, le premier secrétaire du Parti Socialiste fait allusion à l’autre droite].
La chienlit, c’est répugnant. Au sens premier, c’est d’ailleurs celui ou celle qui défèque au lit (chie-en-lit), ne l’oublions pas. Et c’est, toujours, un ramassis de gueux dégoûtants.
Léon Daudet, figure de l’Action Française et grand réactionnaire devant l’Éternel, écrivait, en 1938, dans son roman à la gloire de Marie-Antoinette, Les Lys sanglants : “Cette tourbe de dégénérés, de poissardes et de putains, arriva vers le soir à Versailles […] Extraordinaire chienlit, avec des corps travestis et débraillés, de soûlardes juchées sur des canons ou à cheval.” Parce que oui, c’est ça, la chienlit, c’est le peuple puant, visqueux et débauché.
Les responsables politiques ont donc très peur de la chienlit, et cette peur est devenue, ces derniers temps, très nettement obsessionnelle.
En 2015 est paru un ouvrage, Botul au bordel, qui semble pouvoir s’intégrer dans le traitement cognitif de ce type de pensée obsessionnelle. L’auteur, Frédéric Pagès, cite une honorable prostituée qui s’étonne : “Vraiment, je ne comprends pas qu’on dise, dès l’apparition d’un désordre : ‘c’est le bordel’ ! Alors qu’il n’y a pas plus ordonné qu’une maison comme la nôtre…”. Le lecteur ne peut qu’être saisi par la remarque, et se dire que, là où certains voient du bordel ou de la chienlit, d’autres voient du réconfort et de l’espoir, et ainsi va l’humanité, n’est-ce pas. Botul, le fameux philosophe de tradition orale, pratiquait – raconte Frédéric Pagès – “l’art botulien de la décontraction, ou, comme Botul l’écrivait à l’allemande, ‘déKontraKtion’, seule méthode capable de lutter contre ce qu’il appelait les ‘crampes mentales’”, et c’est là sans doute l’attitude qu’il faudrait que nos politiques adoptent sans plus tarder. Ils s’énervent, sans ordre ni raison, contre la chienlit, les voyous, la CGT, les terroristes, les manifestants, les casseurs, ne faisant de tout cela qu’un seul et même bloc, quand les termes, on le sait, sont à manier avec précaution. Le fin exégèse de la pensée botulienne rappelle ainsi qu’un ministre de l’Education Nationale avait qualifié “naguère [1998] les casseurs de banlieue de ‘sauvageons’”, et “le mot est dur, voire insultant, mais intéressant” et, au terme d’une réflexion érudite et sans concession, il nous démontre qu’il peut tout aussi bien s’appliquer à des êtres a priori irréprochables, tels les chevaliers de la Table Ronde. Embarras du lecteur. Quel bordel, me direz-vous, ou quelle chienlit. Frédéric Pagès n’y va pas par quatre chemins : “Du point de vue du sentiment du beau et du sublime, le bordel républicain est à mettre à la poubelle de l’histoire”.
Alors quoi, l’ouvrage peut-il vraiment être utile en ces temps troublés ? Eh bien oui, soyez-en sûrs, car, loin de se contenter d’offrir un tableau banalement sombre voire catastrophique, il appelle à un sursaut (républicain ?) vigoureux, ouvre une fenêtre lumineuse, qui, nous l’espérons, dégagera les esprits embrumés et leur redonnera courage, ardeur et idéal politique : “… l’aléatoire nous attend – écrit lucidement l’auteur –, l’incohérence nous guette. Et alors ? De l’audace, chers amis ! Nous devons avancer dans le botulisme avec la joyeuse insouciance de kangourous bondissant dans un champ de mines”.
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
[1] “Les images avaient fait le tour du monde”, commente Le Monde (27 mai 2016), et c’est vrai qu’à côté de cette violence terrifiante aux conséquences insoutenables, les guerres diverses et variées, les génocides de tous poils, ou le drame des ouvriers pris au piège dans l’effondrement de l’immeuble insalubre dans lequel ils travaillaient dans des ateliers de confection font bien pâle figure. On comprend que le monde entier en reste ébahi.
[2] 10 avril.
[3] 26 avril 2016.
Frédéric Pagès, Botul au bordel, Buchet-Chastel, 2015
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