Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Saviez-vous qu’en librairie le rayon “développement personnel” fait la part belle aux femmes ? Des piles d’ouvrages aux titres suggestifs : Soyez femme mais pensez comme un homme, Rituels de femmes pour s’éveiller au féminin sauvage, Soyez une femme à qui tout réussit, Le bonheur au féminin, La Femme parfaite est une connasse, Osez devenir une femme multiorgasmique, Le Guide de la femme heureuse, Devenir mère et réussir sa vie professionnelle, etc… Alors, oui, on ne naît pas femme, on le devient, mais la tâche a tout, semble-t-il, d’un chemin de croix, broussailles et bifurcations mal indiquées comprises… Les femmes, sur les couvertures de ces livres, sont des mères, des cadres dynamiques, des blondes, des brunes, des têtes plus ou moins gracieuses à qui on impose un voile ou au contraire à qui on interdit expressément de le porter (c’est pour leur bien), des poitrines pudiquement dissimulées ou exhibées avec arrogance, poing levé et plastique impeccable (c’est pour leur liberté), un cerveau multitâche dont un psychothérapeute américain a identifié l’origine (Vénus)… On s’y perd mais c’est normal, d’autres que vous s’y sont cassé les dents. Tenez, le gouvernement actuel, par exemple. Après avoir consacré un ministère aux Droits des femmes, il a réduit la question à un secrétariat d’État rattaché aux Affaires sociales avant de l’accoler… à la Famille et à l’Enfance. Et les mauvais esprits suggèrent qu’on aurait dû ajouter le ménage et la cuisine aux attributions du nouveau secrétariat, ce qui d’ailleurs aurait probablement été apprécié par celle que Valérie Pécresse a récemment nommée à la tête de la Commission famille du conseil régional d’Île-de-France, Caroline Carmantrand, farouche opposante au mariage pour tous et championne de la “filiation traditionnelle”.
Et, pendant ce temps, Julio Iglesias roucoule encore et toujours : “Vous les femmes, vous le charme / Vos sourires nous attirent nous désarment / Vous les anges, adorables…”. Eh bien oui, mais nous les femmes, nous les anges adorables, on est, comment dire, un tantinet inquiètes, en ce moment. Peut-être cette histoire de famille, d’enfants, de ménage et de cuisine. Ça cause du souci, tout de même.
Alors, à vous les femmes, je recommande La Femme au colt 45, de Marie Redonnet, qui vient de sortir aux éditions Le Tripode, un roman aux allures de pièce de théâtre, où une femme, Lora, se raconte, en un monologue parfois interrompu par de brèves didascalies (“Elle boit une gorgée de whisky”, “Elle prend son colt et vise. Elle éclate de rire”…). Lora fuit son pays, tombé sous le joug d’une dictature, et elle est seule : “C’est mon colt maintenant qui est mon ange gardien. Je veux que Giorgio soit fier de moi si un jour nous nous retrouvons, sains et saufs tous les deux et tous les deux ayant fait nos preuves. Sous l’aile protectrice de Zuka, Giorgio ne pouvait pas s’affirmer, comme moi qui suis restée une petite fille même si je suis une femme de presque cinquante ans ! Il est temps que je devienne enfin moi-même.” Et c’est de cela qu’il s’agit, dans le récit de Marie Redonnet, d’une petite fille cinquantenaire qui, au gré des évènements qui la déracinent et la poussent au loin, va devenir femme. Qui se trouve contrainte d’abandonner le théâtre où elle vivait avec son fils et son mari, qui perd rapidement ce qui lui reste de sa vie d’avant, ses vêtements, ses bijoux, ses papiers, et alors “Il n’y a aucune preuve que je suis Lora Sander. Personne ne peut en témoigner.”
Lora a laissé derrière elle sa vie de comédienne au Magic Théâtre et son mari homme de théâtre. Elle considère, étonnée, cette vie passée : “Je l’avais suivi dans cette aventure mais ce n’était pas la mienne. J’étais très jeune quand je l’ai épousé. Je rêvais de devenir actrice. Il m’a proposé de faire du théâtre avec lui. Il m’a tout appris et je lui dois ce que je suis devenue. Mais il y a tant de questions me concernant que je ne me suis jamais posée. […] Et me voilà soudain lancée seule dans une vie inconnue et une histoire qui me dépasse.” En ce nouveau pays, il faut survivre, travailler, se défendre et même, à un moment, se séparer du colt 45 en d’autres temps offert par son père. Et puis vivre : “J’ai encore l’âge de plaire. Cinquante ans, c’est un bel âge ! Madame Anna ma logeuse a dépassé la soixantaine et elle ne manque pas d’hommes. Je suis plus jeune et plus belle qu’elle. Ce n’est pas parce que j’ai tout quitté et tout perdu que ma vie de femme doit s’arrêter.” S’aventurer dans la vraie vie, en éprouver le goût étrange, jusqu’alors inconnu : “J’ai fait un long voyage pour arriver jusqu’ici. Pour la première fois j’essaie d’exister par moi-même.” Une femme qui se retrouve à devoir s’inventer de toutes pièces, loin des regards qui jusqu’alors l’avaient constituée et figée. Une femme qui s’éveille, envers et malgré tout, malgré la guerre, malgré la violence, malgré la peur, malgré la solitude, malgré les pertes d’équilibre, malgré les balbutiements. Une femme qui finit par faire ce qu’elle n’avait jamais pu faire : un choix personnel.
L’ouvrage de Marie Redonnet pourrait être prescrit à tous ceux qui – en politique, en religion, en vie quotidienne ou autre – prennent à cœur le bien des femmes, ces “anges adorables”, n’est-ce pas, à tous ceux qui les guident, qui les conseillent, qui les contrôlent, qui leur barrent la route ou les imposent, qui les connaissent bien, qui les victimisent, qui les tolèrent, qui les encouragent, qui les chaperonnent… Mais non, ce livre est pour vous, vous les femmes, mesure salutaire de prophylaxie face à l’épidémie de domestication et de discrimination qui sévit actuellement, épidémie qui se propage à droite et à gauche, dans la rue, les foyers, les institutions, épidémie ancienne et que l’on pensait largement jugulée, mais non, la maladie est endémique et résistante. Le roman de Marie Redonnet est à déguster lentement, posologie ajustable selon les caractères. Si vous travaillez au secrétariat d’État ou à la Commission famille du conseil régional d’Île-de-France, doublez la dose.
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
Marie Redonnet, La Femme au Colt 45, Le Tripode, 2016
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