Ce n’est pas un voyage comme les autres, nous ne parlons presque pas, le petit s’endort à la sortie de Bruxelles, douze heures de route nous attendent. A Calais, le petit se réveille, nous avons beau l’avoir traversé tant de fois, le tunnel sous la Manche en train reste une aventure.
Nous sommes des victimes collatérales du résultat du référendum. Comme ceux de nombreux Britanniques qui résident en Europe continentale, nos projets sont suspendus au futur incertain du Brexit. Mon épouse fait partie de ces fonctionnaires européens tellement décriés, elle appartient à cette caste si facile à détester, sur laquelle on aime tant vider son sac. Mais elle, elle a un alibi : moi. Un citoyen extracommunautaire que les Français ont refusé de naturaliser après trente ans de vie à Paris. Et un second alibi : l’enfant que nous avons eu il y a six ans, qui a autant de sang andin que gallois ; un métis de plus dans ce monde, qui parle déjà trois langues (le français, le gallois et l’espagnol) et surtout se sent aussi à l’aise au Pays de Galles qu’à Bruxelles, à Quito qu’à Paris.
Finalement, nous nous mettons à nous plaindre du Brexit. J’ai une manière plus virulente de réagir à la bêtise du monde, ma femme est plus sereine, je dirais même optimiste. Si les Britanniques avaient voté la sortie de l’UE pour des questions purement économiques ou des désaccords politiques, nous aurions accepté ce vote comme un aléa de la vie démocratique ; mais ce sont les pires reliquats fascisants de l’histoire de l’Europe qui ont emporté la décision.
En ce début de vacances galloises, il ne nous reste que l’Euro comme échappatoire. Par instant, l’euphorie du football nous envahit.
Nous sommes à Londres, je me sens fatigué et nous décidons de passer une nuit à l’hôtel, de faire le voyage en deux fois. Nous arrivons pile pour le troisième but de la France contre l’Islande. Je repense à mon aîné de vingt-six ans, qui n’espère qu’une chose : que la France (son pays) ne gagne pas l’Euro. Il me l’a dit en sortant de l’hôpital où il a été opéré d’un doigt qu’il a failli perdre dans une manifestation contre la Loi Travail. Il y prenait des photos et une grenade de désencerclement a explosé à côté de lui, un éclat de métal s’est incrusté dans son doigt. La police française est sur les dents. La France vit des moments difficiles.
Moi, l’Euro me rend heureux, malgré mon fils, malgré l’effervescence extrémiste, malgré le Brexit. Si je dois quelque chose à mon père, c’est bien la passion irraisonnée pour le football. Et si une équipe porte le maillot d’une nation asservie par les Anglais, l’irrationnel prend le dessus sur la passion. Le Portugal joue mal, les Anglais sont éliminés, les Français ont une trop lourde pression sur les épaules : les Dieux sont avec le Pays de Galles.
Le père de mon épouse est un agriculteur à la retraite, qui conserve des responsabilités politiques dans le Ceredigion, un des départements du sud-ouest gallois. La mer borde sa propriété et le village le plus proche, Ferwig, touche une de ses parcelles. On y installe une fanzone pour voir la demi-finale deux jours après notre retour de Bruxelles.
Cette région du Pays de Galles a voté pour rester dans l’UE. On n’est pas si bête –lâche mon épouse pour se consoler du vote majoritaire gallois en faveur du Brexit. Pendant le match contre l’Irlande du Nord, les supporters adverses criaient aux dragons rouges : we are not stupid, we voted in.
A Cardigan, petite ville à environ cinq kilomètres de la propriété, l’atmosphère est électrique, comme dirait un commentateur de football. Depuis neuf cents ans, la ville mène une vie paisible, sur les rives de la rivière Teifi, et conserve une vibrante quoique tremblante présence de la langue et la culture galloise. Une identité qui les distingue des Anglais. A-t-elle pour autant été prétexte à rejeter l’autre, l’envahisseur chassé d’Orient par une guerre en grande partie provoquée par les Britanniques eux-mêmes ? Pourquoi ce qui nous définit devrait-il servir de caution aux pires bassesses de l’humanité ? Au Pays de Galles, les régions nationalistes ont voté pour le maintien dans l’UE, comme une manière de rejeter l’Angleterre.
Le matin du match, nous allons à la plage. Une vielle dame nous fait la conversation. Le petit, le vélo, les vacances. Et vous –me demande-t-elle–, vous supportez qui ? Le Pays de Galles –je réponds. Mais en cas de finale contre la France, son cœur balancera –intervient mon épouse. Impossible –répond la vieille dame– : supporter du Royaume Uni un jour, supporter du Royaume Uni toujours. Je réponds que je ne supporte pas le Royaume-Uni mais le Pays de Galles. Après quelques politesses, nous nous éloignons. Elle a certainement voté pour le Brexit –commente mon épouse–, et elle ne sera même pas là pour en vivre les conséquences.
A sept heures et demi nous partons tout de rouge vêtus pour la fanzone de Ferwig ; elle se trouve dans l’ancienne école primaire, là où mon épouse est allée il y a plus de trente ans, l’exemple même d’une école de campagne, avec un instituteur, parfois deux, pour trente élèves de tous les niveaux. Avec le temps, le département de Ceredigion a décidé de fermer les écoles comme celle de Ferwig et d’ouvrir de plus grosses structures. La même chose pour les services de santé. La réalité économique l’emporte sur les besoins des gens, ici comme partout dans le monde. Les pauvres et les personnes âgées en souffrent les premiers, ce sont eux qui ont voté majoritairement contre l’UE.
Il y a de la bière, du vin, des hamburgers à l’agneau, des gâteaux gallois, des drapeaux, six écrans et une cinquantaine de personnes, surtout des habitants des propriétés voisines de Ferwig. Quel est ton pronostic ? –me demande un ami de mon beau-père. 2-0 pour le Pays de Galles. Oui –dit-il–, mais sans Ramsey, ce sera dur. Première mi-temps. Espoir, bonne humeur. Deuxième mi-temps. But de Ronaldo, un autre de Nani. Fin du match. A la maison. Le petit au lit. Ce soir, c’est moi qui lit une histoire. Il choisit Dragon de feu de Chen Jiang Hong, où l’enfant Dong-Dong demande à son grand-père : c’est quoi un dragon ? Après cet Euro, je connais la réponse.
Alfredo Noriega
Traduit de l’espagnol par Sébastien Rutés
Équatorien, Alfredo Noriega vit depuis plus de trente ans en Europe, entre Paris, Bruxelles et le Pays de Galles. Professeur de langue, traducteur, il est aussi poète et a publié en Équateur et en Espagne des romans noirs dont certains ont été adapté au cinéma. En France, il a publié Mourir, la belle affaire (2013) dans la collection Ombres Noires (Flammarion).
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