Comment choisir l’objet de sa critique ? Faut-il jouer la sécurité et aller vers les choix légitimes – les artistes qu’on dira confirmés ou les institutions qui les exposent ? Faut-il, au contraire, oser le jugement personnel, la lubie, le coup de tête ou de cœur ? Faut-il plutôt choisir l’intéressant, le solide, l’excentrique, le beau ou bien le drôle ?
On pousse les portes des galeries en espérant chaque fois le choc et la certitude qu’il imposerait : voici l’objet élu, voici, assurément, ce dont il faut parler. Mais il arrive que la visite de galeries ne favorise pas tant les effets de sidération que le sentiment de répétition. Même éclairage, mêmes volumes, même blancheur ; encore le revêtement du sol change-t-il parfois, quelques moquettes résistant encore au principe général de la dalle de béton. L’accrochage se fait à hauteur d’œil, les œuvres se succèdent impassiblement, sans qu’aucun champ de force ne survienne, sans qu’aucune interférence ne perturbe, ni n’enrichisse leurs monologues distincts.
Mais chez Jérôme Pauchant, rue Notre-Dame de Nazareth, audace : un mur est peint en rouge, un autre est vert amande – les autres restent blancs. Pure arbitraire décoratif ? Non, cet effet de plans colorés a été conçu spécialement pour l’exposition en cours. Voici donc une galerie qui ne se contente pas d’être l’intouchable et immuable contenant des œuvres mais qui assume son caractère d’espace plastique ; et voici une exposition qui n’est pas une simple juxtaposition d’objets déliés les uns des autres, mais qui s’est élaborée comme une “zone d’activité”, selon les mots de l’artiste qui y présente son travail, Quentin Lefranc.
Formé à l’École supérieure d’arts de Rueil-Malmaison, puis à l’École des Arts Décoratifs, Quentin Lefranc s’approprie des objets et des formes répertoriés de la culture visuelle et modifie leur structure et/ou leur échelle pour élaborer, à partir de leurs éléments de base, de nouvelles configurations plastiques. Chaque œuvre présentée à la galerie Jérôme Pauchant se double, en arrière-plan, d’une forme première qu’elle dés- et réarticule comme un signal dont on modifierait la pulsation énergétique : le châssis sombre de Fragment 3 reprend une composition de Vermeer, le polyptique décomposé de Black Flag est la reprise d’une pochette d’un album du groupe punk du même nom, A Chair redéfinit la géométrie de la Berlin Chair de Gerrit Rietveld, etc. Les effets de reconnaissance ou non de ces formes premières font bien entendu partie du jeu de la réception.
Plusieurs règles semblent guider Quentin Lefranc dans son retravail des formes canoniques. La simplification d’abord. Ainsi, Fragment 3 : châssis de bois noir de 130 x 162 cm, traversé de montants obliques, sur lequel est tendu un voile noir transparent. L’œuvre peut se concevoir comme une réflexion sur le médium pictural lui-même, médium qu’elle réduit à ses strictes composantes matérielle : un châssis et une toile. Mais, si l’on change de focale et de compréhension, l’entrecroisement des montants obliques fait aussi apparaître la structure d’un dallage vu en perspective, semblable à ceux qui pavent les intérieurs de Vermeer. Fragment 3 apparaît alors comme une construction perspective évidée de ses objets, dénudée de l’accessoire qui peuple toute scène dite de genre. Le genre évacué, seule demeure la structure perspective, cette charpente structurelle qui, d’ordinaire, disparaît dans la composition qu’elle organise. Seul l’effet brouillé du voile adoucit la rigueur des lignes – discrète réminiscence des fameux effets de flou du peintre de Delft. Le reste n’est que système.
Autre modalité, utilisée par Quentin Lefranc, la permutation formelle des éléments. À l’instar de ces deux œuvres – toutes deux inspirées de chaises célèbres dans l’histoire du design d’ameublement – qui se répondent comme une rime embrassée à l’entrée et à l’extrémité de l’espace d’exposition. À droite de la porte d’entrée, une chaise jaune, inspirée de celles dessinées par l’artiste américain Donald Judd pour son ranch-musée de Marfa au Texas. Au fond de la seconde salle, une chaise grise, blanche et noire, héritière de la Berlin Chair, créée en 1923 par le designer néerlandais Gerrit Rietveld. Pas de réduction cette fois-ci, toutes les pièces de la chaise de Judd et de la chaise de Rietveld sont là, mais leur ordonnancement et leur scansion ont changé. Quentin Lefranc a démonté les panneaux de bois colorés, les a réarrangés, disposés au sol ou obliquement, en constructions précaires qui laissent apparaître des chevilles de bois orphelines et des encoches abandonnées.
“Une bonne chaise est une bonne chaise”, écrivait justement Donald Judd en 1993, dans un texte intitulé “Il est difficile de trouver une bonne lampe”. L’obsession du bon usage avait conduit Judd à poser une frontière stricte entre les objets qui relevaient de sa production artistique et ceux qui appartenaient au domaine de l’ameublement : lorsqu’il fabriquait une chaise, il ne faisait pas une œuvre, et réciproquement – et ce, quelles que puissent être les ressemblances formelles entre son vocabulaire artistique et celui de ses objets fonctionnels. Quentin Lefranc, en démontant les chaises de Judd et de Rietveld, annule leur valeur d’usage : ces chaises, ne sont plus de bonnes chaises et c’est ainsi qu’elles font œuvres.
Nous n’avons pas affaire ici à une réflexion nostalgique sur la déconstruction des évidences ou des fétiches. Quentin Lefranc pratique le démontage sans jamais céder au romantisme de la destruction : le démantèlement est reconfiguration. Ce n’est pas la ruine d’une chaise ou le fantôme d’un tableau qu’il propose, mais de nouveaux scripts plastiques. “Nous sommes des programmateurs davantage que des compositeurs. Nous évoluons dans un ensemble de formes préexistantes et de signaux déjà émis où nous effectuons des choix de mise en place en inscrivant l’œuvre dans un réseau de signes rassemblés”, déclare-t-il lors d’un entretien récent.
L’exposition “Pictures seemed not to know how to behave” joue, elle aussi, comme un réseau de signes (son titre, précisons-le, n’est pas de Quentin Lefranc, mais de l’artiste Benjamin Collet, qui présente deux œuvres dans cette “zone d’activité”). L’exposition fonctionne en réseau, les œuvres interagissent comme autant de signaux et l’espace même de la galerie devient actif et signifiant. Quentin Lefranc ne remanie pas seulement quelques objets clos, cibles et supports du regard. Il touche également à l’espace dans lequel circule le spectateur. Ainsi, ce mur rouge et ce mur vert amande – pans colorés créant des effets d’avancée et de recul – amorcent la reconfiguration d’une autre des formes canoniques de l’art : le white cube, lui aussi transformé, et proposant ici un nouveau script plastique.
Nina Leger
À voir, jusqu’au 10 octobre 2015 : Quentin Lefranc feat. Benjamin Collet, “Pictures seemed not to know how to behave”, Galerie Jérôme Pauchant, 61, rue Notre-Dame de Nazareth, 75003, Paris. Ouvert du mardi au samedi, 11h-19h.
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