La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Pour le Dr B. et pour tous les convalescents : Zola et Lipskerov
| 10 Mar 2019

Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.

Le Dr R au Dr P.

Service de Médecine Littéraire
Babel, le 4 mars 2019

Ma chère Consœur,
Madame la cheffe de la service de la médecine littéraire,

Marcel, sa blouse rose de travers tant il était ému, m’a appris, ce matin l’accident de la circulation qui a frappé notre consœur, le Dr B. (Sait-on si l’un de ses patients Schtroumpf était au volant ? Je lui avais pourtant dit de ne les laisser conduire en aucun cas). À l’inquiétude pour son état physique, s’ajoute l’angoisse de la savoir livrée aux mains de la médecine extra-littéraire. J’ai pour ma part toujours sur moi une petite carte exigeant d’être transportée dans une bibliothèque en cas de problème médical, et je m’en veux de ne pas avoir suggéré à notre consœur d’en faire autant. Mais il est encore temps d’intervenir. J’ai demandé à Hildegarde, notre réceptionniste, de faire une demande de transfert exfiltrant de la médecine extra-littéraire vers notre service. Sa proverbiale efficacité devrait faire des miracles, d’autant que Hildegarde aime beaucoup le Dr B. qui parle parfois avec elle de littérature bavaroise. Pour nous, il est de notre devoir médical et amical de réfléchir au traitement que nous proposerons à la Dr B. Comme nous ne sommes pas tenues en cas de soin inter-consororal de nous en tenir à la pharmacopée contemporaine et que le Dr  B. a exprimé son intérêt pour un traitement générique, autrement appelé « série », il m’est venu à l’esprit de lui suggérer une formidable série écrite, voilà quelques années, par un pharmacien-scénariste français.

Il est assez difficile de pitcher l’intrigue d’un coup de bistouri car l’ensemble est ambitieux : il s’agit de l’histoire d’une famille sur plusieurs générations ; chaque nouvel épisode forme un tout autonome indépendant des autres, mais qui toutefois s’ouvre sur une vision de l’ensemble de l’arbre généalogique si bien que le spectateur peut faire le lien entre les personnages, s’intéresser aux ressemblances entre eux, et surtout suivre d’une génération à l’autre le poids de l’hérédité. C’est en effet le pari osé du pharmacien-scénariste que de proposer, à travers sa fiction, une grande réflexion sur le déterminisme familial et social. Si l’on ajoute que la fiction se faufile à travers tous les milieux, des prostituées aux ministres, de l’usine au commerce de grande distribution, de la ville à la campagne, qu’elle s’intéresse aussi bien aux dominants qu’aux minorités plus ou moins visibles (homosexuels, domestiques, curés, artistes, etc.), on peut gager que le Dr B. pourra passer une heureuse convalescence entre plaisir de l’intrigue et réflexion, bonheur de la sociologie et joie du technicolor (le pharmacien-scénariste a un style assez étincelant qui devrait vite redonner des couleurs à notre consœur). Enfin – et ce n’est pas le moindre avantage de ce remède – le traitement est assez long (un bonne vingtaine de volumes) : ainsi la Dr B. sera-t-elle guérie avant même d’avoir fini ses soins, ce qui est toujours excellent pour le moral de la patiente. C’est pourquoi, ma chère Consœur, madame la cheffe de la service de la médecine littéraire, je préconise pour le Dr B. l’intégrale des Rougon-Macquart d’Émile Zola.

Consciente toutefois que votre expérience en matière de médecine littéraire excède la mienne, je serais heureuse d’entendre votre avis et vos propres propositions de traitement. L’essentiel est de proposer au plus vite à notre consœur un protocole littéraire digne de ce nom. Quand je pense que la médecine extra-littéraire ne lui proposé à ce jour aucun livre et s’est contenté de lui sauver la vie, j’avoue que je suis un peu choquée.

Antigone, mon ex-patiente et future épouse, se joint à moi, chère consœur, madame la cheffe de la service de la médecine littéraire, pour vous envoyer nos pensées consororales.

Dr R.

PS : Vous pouvez me laisser votre réponse via Hildegarde qui transmettra par courrier interne.


Le Dr P. au Dr R.

Service de Médecine Littéraire
Le 6 mars 2019

Chère Consœur,
Chère Dr R.,

J’ai été informée de l’accident qui a touché notre chère consœur et amie, le Dr B. Bouleversée moi aussi, croyez bien que je suis extrêmement sensible à votre inquiétude. Il n’a jamais été question, soyez tout à fait rassurée sur ce point, de laisser le Dr B. sans traitement médical littéraire. En attendant les résultats de la demande de transfert vers notre service – que j’appuierai bien entendu sans réserves – il est absolument nécessaire, en effet, que nous mettions d’ores et déjà en place un protocole de soins et que ce dernier lui soit communiqué sans plus tarder. L’expérience de notre consœur sera là un atout précieux, et je suis sûre que, même loin de nous, elle saura mettre en œuvre nos préconisations avec confiance et diligence.

Après étude de son dossier, le traitement que vous proposez me semble rigoureusement pertinent. Peut-être faudrait-il l’entrelarder de quelque remède euphoristico-antimigraineux, car vous n’êtes pas sans savoir que le Dr B. est sujette, depuis son accident, à des névralgies qu’il ne faudrait pas négliger. C’est pourquoi j’ai songé à une médication complémentaire, il est vrai plus expérimentale, car bien plus récente que celle que vous proposez avec tant de justesse. Il a été produit cette année même par un petit laboratoire-éditeur, dirigé par Nadège Agullo, dont nous avons pu louer bien souvent la qualité, le sérieux et le caractère novateur. Et, surtout, ce petit laboratoire dépense une énergie folle à rechercher de nouvelles molécules aux quatre coins de la planète, ce qui lui permet de découvrir des remèdes souvent lointains, parfois déconcertants, mais oh combien efficaces. Vous le savez, il est important, pour certain.e.s patient.e.s, d’être, le temps de la lecture-traitement, emporté.e.s loin du lit d’hôpital ou de convalescence, très loin, et loin de ce qui constitue un quotidien de patient.e.

L’Outil et les papillons, de Dmitri Lipskerov, traduit du russe par Raphaëlle Pache, publié chez Nadège AgulloJustement, cette trouvaille toute récente provient de Russie : L’Outil et les papillons, de Dmitri Lipskerov (traduit du russe par Raphaëlle Pache), publié chez Nadège Agullo. C’est l’histoire d’Arséni Andréiévitch Iratov, architecte et businessman aux marges de la légalité, qui, un beau jour, à Moscou, se réveille pour découvrir – stupeur, incrédulité, terreur –, qu’il n’a plus de sexe : « Arséni Andréiévitch, nu comme un ver, constata sans équivoque que l’organe en question manquait… ». « Ça arrive ! Lâcha-t-il. Ou bien non ? ». Eh bien oui, et il ne s’agit là que du premier cas.

Vous me direz : est-ce bien raisonnable d’amener de Dr B. à s’immerger dans le quotidien d’un autre patient, dans une histoire d‘épidémie qui, au fond, ne fera que la ramener à son quotidien de praticienne, ne vaudrait-il pas mieux la faire s’évader dans une histoire d’amour torride ou bien une intrigue d’espionnage échevelée localisée dans une contrée lointaine ou même sur une planète inconnue à une époque future ?

Je ne crois pas. Et puis la Russie d’Arséni Andréiévitch est vraiment très éloignée de la maison de convalescence dans laquelle se trouve actuellement notre chère Dr  B., croyez-moi. Ce sera dépaysant. C’est un pays dans lequel un jeune fille de 13 ans peut découvrir, chez elle, un gnome (« un homoncule tout nu, au petit visage fripé, à peine plus grand que l’index d’Alissa. Il était de sexe masculin et versait de minuscules larmes perlées ») : « Un petit gnome ! Un petit gnome rien qu’à moi ! ». Lequel gnome ne restera pas gnome bien longtemps et révèlera des dons insoupçonnés… Petit gnome deviendra grand dans une valse échevelée mêlant agents du KGB, papillons évanescents et personnages démoniaques.

379 pages à prendre en perfusion, inhalation, gargarisme, friction, fumigation ou pommade, je laisse le Dr B. décider elle-même du mode d’administration, mais je ne doute pas un seul instant que la préparation russe de Dmitri Lipskerov lui sera d’un grand réconfort.

La prescription vaut bien entendu pour tout convalescent ou, plus globalement, pour tout individu souffrant, en cette fin d’hiver grisailleux, d’asthénie et/ou de manque d’évasion radieuse.

Bien à vous, chère consœur,

Dr P.
Ordonnances littéraires

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