“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Un match décalé d’un jour, un autre reporté à une date ultérieure et deux qui se sont joués dans la purée de pois : le brouillard a sévi ce week-end sur les pelouses de Ligue 1. L’occasion de se souvenir que la nature existe, pour autant qu’on s’ingénie à la bannir des stades.
Car les origines du football sont rurales. Héritiers du harpastum auquel s’adonnaient les soldats romains aux alentours des camps, la soule française et le hurling over country anglais mettaient aux prises des villages entiers rivalisant les jours de fête pour porter une balle dans des camps distants de plusieurs kilomètres. On franchissait des haies, on sautait des fossés, on traversait des rivières, on pataugeait dans la boue. En un mot, on luttait contre l’adversaire autant que contre la nature, et cette dernière ne faisait guère de cadeaux : “les joueurs rentrent chez eux le visage ensanglanté, les os brisés, et quelquefois si grièvement blessés que leurs jours sont en danger”, écrivait dès 1602 un historien anglais à propos du hurling en Cornouailles [1].
Les temps ont bien changés : la vessie de bœuf qui servait de balle a laissé la place au cuir, et celui-là aux matières synthétiques, comme les chaussures ; le gazon est peu à peu remplacé par les pelouses hybrides ou artificielles ; certains stades ont des toits mobiles qui préservent des intempéries. La nature ne subsiste plus qu’en rouleaux ou en carrés de pelouse amovible, renforcée de fibres synthétiques, génétiquement modifiée pour résister aux parasites, soumise à luminothérapie pour pousser plus vite (même le soleil est artificiel) et, dans le pire des cas, repeinte en vert comme au stade Pierre Mauroy de Lille en juin.
Or, sous prétexte de favoriser le beau jeu, c’est le jeu tout court qui se trouve génétiquement modifié.
Dans la soule primitive, le joueur courant par monts et par vaux symbolisait l’homme en lutte contre son environnement. En délimitant un terrain, c’était la nature sauvage qu’on organisait. On reliait les villages entre eux. On civilisait. Une tâche d’hommes durs, de laboureurs, de gardiens de troupeaux, de bûcherons. Presque une mission, comme celles des anciens pionniers. Mais désormais, il n’y a plus rien à défricher. La nature est partout domestiquée, et le football ne met plus en scène que le seul combat qui s’offre à l’homme : contre ses congénères. Sans doute est-ce à partir de ce moment-là que l’essence du jeu change : il ne s’agit plus de franchir des torrents à la nage ni de dévaler des collines, plus besoin d’être fort ou endurant ; on se met à jouer en ville, et c’est alors qu’apparaît le dribbling, pour esquiver les gens dans les rues surpeuplées. Il faut désormais être habile. Plus question de renverser son adversaire sur les dalles comme on le faisait dans les champs : il faut maintenant l’éviter. Les qualités requises sont devenues l’adresse et l’agilité, et un esprit chagrin pourrait se figurer que c’est depuis lors que la simulation, la tricherie et la roublardise ont acquis leurs lettres de noblesse.
Le football, c’est le combat de l’homme contre l’homme, tous les moyens sont bons, et les vieilles valeurs qui aidaient à survivre dans la nature sauvage –la solidarité, le courage et la force– sont désormais obsolètes. Dommage collatéral donc : bannies du terrain les aspérités propres à la nature, les trous et les bosses, elles doivent l’être aussi des caractères. Une pelouse parfaitement lisse pour des personnalités qui le sont tout autant. Pas un brin d’herbe ni un mot plus haut que l’autre. Ni même un cheveu : il faut des crânes tondus ou des coiffures précisément structurées. De la discipline même dans les systèmes capillaires. Une seule consigne : rien de naturel ne doit subsister, il faut tout domestiquer au nom du culte du spectacle.
Car la nature, c’est le chaos, et rien n’est moins télégénique que le chaos. Étymologiquement, le spectacle est ce qui s’offre au regard et le sport moderne exacerbe cette dimension : des dizaines de caméras de toute taille et de toute sorte offrant au téléspectateur des ralentis et des arrêts sur images, des angles inversés et des modélisations 3D. Or, ce week-end, on n’a tout bonnement rien vu de Dijon-Marseille ni de Toulouse-Lorient, à cause du brouillard. Avec huit buts marqués en deux matchs, c’est dommage, mais on peut se demander si cette nature reprenant ses droits une Ligue 1 habituellement policée n’a pas libéré les joueurs. Un spectacle qu’on ne pouvait pas voir, mais peut-être le vrai spectacle…
Sébastien Rutés
Footbologies
[1] Richard Carew, The Survey of Cornwall, 1602. Cité par Charles Gondouin dans Le Football, 1910.
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