J’ai à peine regardé la mer. Je me souviens que hier, sous le ciel clair de midi, elle était presque bleue, et pleine je crois. Dans d’autres circonstances, je me serais baigné, trempé plutôt car elle ne devait guère dépasser les dix degrés. Quand je suis sorti de l’hôpital, il faisait nuit. Après avoir garé la voiture, j’aurais pu descendre jusqu’à la digue et même sur la plage, je n’y pense que maintenant alors que se lève un jour gris et que la pluie claque aux fenêtres. J’étais sombre, tout en moi-même. Ces cinq heures dans cette chambre exiguë, cette femme folle qui me crachait sa haine de sa bouche sans dents, la bouleversante fragilité de ma mère, son corps comme un haillon autour du mât toujours dressé de sa lucidité, la perspective insupportable de ma propre vieillesse, tout cela me donnait envie de me réfugier dans la lumière douce et la chaleur de l’appartement des vacances, de me faire une assiette de spaghettis, d’écrire à mes frères qu’il ne fallait pas laisser maman là, dans cet endroit, dans cet état, avec la cinglée. Le chauffage que j’avais mis en route avant de partir pour l’hôpital n’avait pas fonctionné. L’appartement était glacial, je l’ai tout de suite senti. J’ai gardé mon écharpe et mon manteau, j’ai mis de l’eau à bouillir. Il y avait dans le placard des spaghettis, une boîte de petits pois, des sardines à l’huile. Tout était périmé. Les sardines depuis douze ans, les petits pois six, les pâtes quelques mois. Je me suis imaginé au milieu de la nuit rampant jusqu’aux toilettes pour vomir. Mais non. Les couvercles des boîtes n’étaient pas bombés. Il m’est revenu alors qu’aux abords de l’hôpital je m’étais perdu. J’avais éteint le GPS pour économiser la batterie de mon téléphone et j’avais abouti dans un cul-de-sac, sur le parking du funérarium. Surtout ne pas y voir de signe pour ma mère, j’avais chassé ce moment de ma pensée, il y revenait sept heures plus tard, insistant comme une tentation, me faisant signe à moi, pour moi, j’allais mourir cette nuit. Je ne suis pas mort. Ce matin, la mer est basse. Elle est d’un gris de métal triste, un peu plus sombre que le ciel, si bien que la ligne d’horizon, malgré la pluie, est presque nette. Et je ne crois pas ce matin que la limite entre la vie et la mort soit si nette. Je la crois même plus qu’un peu floue. J’ai eu du mal à sortir de mon lit, j’avais chaud sous ma double couette et je sentais sur mon visage tout le froid autour de moi. Je me suis demandé si mort, c’était l’inverse, le froid en soi, la chaleur tout autour. Je me souviens avoir posé mes lèvres sur le front de mon père mort, comme je l’ai fait sur celui de ma mère, hier, avant de la quitter pour la nuit. J’ai hésité sur comment dire. Mon père mort ou le cadavre de mon père ? J’ai été saisi par le froid. C’était le froid du cadavre de mon père, mais j’embrassais mon père mort. C’était il y a quinze ans exactement. Au cimetière, la pelleteuse était garée non loin de la fosse fraîchement creusée et les croque-morts, je suppose qu’on les appelle désormais agents funéraires, portaient un gilet fluorescent orange. On l’a enterré dans le sable, le sable ici n’est jamais loin. On l’a ensablé. C’est à ce moment-là que je me suis aperçu que sur la stèle son épitaphe — son prénom, son nom, le millésime de sa naissance et celui de sa mort, une photo — occupait tout l’espace. Il n’y avait plus de place pour ma mère. Peut-être ne mourrait-elle jamais. Depuis quelques semaines, quelques mois, je ne peux plus me faire croire qu’elle ne mourra pas. Je vais écrire à mes frères qu’il faut enlever la stèle de papa et la faire regraver.
Au temps
| 07 Août 2023
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