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« Que les balles crépitent dans les musées ! » Dixit Maïakovski. Ce n’est pas vraiment l’ambiance au Grand Palais, même s’il faut longer les Champs Elysées, un peu calcinés, un peu bunkérisés, pour arriver devant les premières images qui attendent le visiteur : la prise du Palais. D’Hiver, s’entend, et filmé en 1928 par Eiseinstein. Mais ça crépite, et Maïakovski est bien là, qui déploya une folle énergie pendant ces quelques années de liberté créatrice où s’inventèrent l’agit-prop, et l’agitatsia, le design industriel et quotidien (presqu’au même moment que le Bauhaus), le suprématisme, le constructivisme, le théâtre moderne, de folles architectures.
Bien sûr, ni Meyerhold ni Malevitch n’avaient attendu 1917 pour œuvrer, mais les sublimes maquettes de décors créées par Liouba Popova attestent de l’élan créateur du metteur en scène, et Malévitch osa son carré rouge, Dziga Vertov des films tels que Enthousiasme, dite symphonie Du Dombass. Lénine venait d’ouvrir à tous les Voukhtemas, ces Ateliers supérieurs d’Art et technique, et on peut vérifier, nombre de fils de cordonniers, ouvriers ou familles très modestes parmi les artistes : à commencer par Rodentchko et Varvara Stepanova, ou Maïakovski.
Mais la fenêtre de tir, comme aurait dit ce dernier, fut de courte durée, et la reprise en main, d’abord modérée, puis brutale : c’est ce que relate Rouge. Malgré la protection de Lounatcharski qui sauva la mise à beaucoup d’entre eux jusqu’à sa mise à l’écart, l’avant-garde défrisait. Que théâtre et expos fassent en réalité le plein ne pesa guère. Avec le pouvoir grandissant de Staline, ce n’était plus seulement manque de commandes, mais vrai danger. Meyerhold torturé et assassiné, Rodtchenko découpant, dans le livre en hommage aux communistes ouzbeks, les visages de ceux qui ont été purgés. Beaucoup de trous.
Art et utopie au pays des soviets, c’est le sous-titre de Rouge, mais l’utopie n’est peut-être pas là où l’on croit. Avec le réalisme socialiste en figure obligée, c’est un communisme rêvé, imaginaire, que l’on commence à représenter. L’assommant Guerassimov est donc là, imagerie officielle, mais bien plus intéressant sont accrochés quelques-uns des (grands) tableaux de Deïneka, jamais vus en France. Fils d’ouvrier venu à la peinture par la Révolution, il opte d’abord pour le constructivisme. Et se voit reprocher un jour son « formalisme », mot-clé de la disgrâce. Deïneka va s’aménager un espace créatif minimal, choisissant un terrain sans risque – le sport, les jeunes gens, la pause déjeuner près de l’usine, en minant le terrain. Et séduisant, pour longtemps, pas mal de gays ! Prévoir un peu de temps ? Avec les extraits de films, nombreux, trois heures filent vite.
Pour ceux qui ne peuvent se rendre au Grand Palais, mais aussi pour ceux qui l’ont vue : un très bon documentaire disponible sur Arte, qui ne paraphrase pas l’exposition mais en donne l’essence et la complète utilement, sous la houlette du concepteur de « Rouge », Nicolas Liucci-Goutnikov.
Dominique Conil
Guide
Rouge, art et utopie aux pays des soviets, Grand Palais, jusqu’au 1er juillet.
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