La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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“Gros” n’est pas un gros mot pour Babar
| 04 Juil 2018

Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.

Depuis l’évacuation du service par les forces de l’ordre, le service de médecine littéraire est plongé dans une étrange torpeur. La Dr P. erre à travers le service en parlant à des plantes vertes ; la Dr B. a créé un groupe de paroles pour les personnes de petite taille et de couleur bleue. Marcel surfe sur internet, à la recherche de blouses roses à paillettes pour infirmiers élégants. Moi-même, je me suis beaucoup rapprochée d’Antigone, ma dernière patiente, depuis que nous avons affronté ensemble les gendarmes mobiles. Je l’initie à l’opéra et nous lisons Hippocrate. Pour un peu je dirais que nous nous sommes dépolitisés. Il faut dire que la nouvelle loi nous enjoignant de trier nos patients nous a mis un gros coup au moral. Dans l’aile Morano, s’entassent des milliers de ces lettres de motivations qu’il faut maintenant écrire pour avoir une chance d’être soigné. Pourtant, l’autre matin, tandis qu’Antigone et moi écoutions le Médée de Cherubini et que je lui traduisais en grec quelques arias, un vrai patient s’est présenté. Gladys, du service de chirurgie poétique, a fait irruption dans la salle de garde, les cheveux en bataille et le masque de travers. Elle a jeté un regard furieux à Antigone et a demandé depuis quand on admettait des patients sans pré-candidature en ligne. Au même moment, nous avons entendu un bruit de trompette bouchée qui ne figure pas dans la partition de Cherubini. Marcel est arrivé en demandant quel était le gros truc vert qui était dans la salle d’attente. « C’est peut-être une plante de la Dr P. », a dit Antigone avec son délicieux accent thébain. « Non, c’est trop gros pour une plante », a dit Marcel. « Ce n’est sûrement pas une femme voilée. Les femmes voilées ne s’habillent pas en vert », a dit Madame Caroline Forêt, notre patiente, qui ne s’améliore pas. « Je vais voir », ai-je dit en soupirant. Et je l’ai vu. Tout recroquevillé sur lui-même par le chagrin, minuscule de douleur malgré sa masse imposante, et sanglotant doucement dans son beau costume vert un peu froissé : Babar. Le temps que j’explique à Antigone ce qu’était un éléphant, les Drs P. et B., avec l’aide de Gladys, avaient déjà commencé l’interrogatoire. Mais Babar ne disait rien et continuait de pleurer. « Bon je vais le peser », a dit Marcel, et Babar a hoqueté de douleur. En tout cas, a dit Gladys, si c’est pour une ablation de la trompe, je ne l’opère pas, il est trop gras, même pour un éléphant ». Et Babar a versé des larmes de crocodile. J’ai expliqué rapidement à Antigone ce qu’était un crocodile, et me suis interposé entre le patient vert et mes consœurs, leur enjoignant d’arrêter immédiatement. Elles aggravaient le mal. « Mais qu’est-ce qu’il a, à la fin ? », s’est impatientée la Dr P. « Ben oui, c’est pas tout, ça, j’ai des schtroumpf à gérer, moi. », a dit la Dr. B. Je me suis approchée de Babar, ai murmuré quelque chose dans sa grande oreille, et il a hoché la tête en se mouchant, ce qui a fait un peu de bruit. Puis, pris d’un soudain courage, il s’est tourné vers l’équipe du service de médecine littéraire au grand complet et a barri avec indignation : « Si vous croyez que je le sais pas, que je suis trop gros… Je suis peut-être gras, mais je suis pas aveugle ». Ce fut un déchaînement :

– Oui, ben vous pourriez faire un effort, a dit Nadine Morano, qui passait par là.

– Je vais te schtroumpfer un schtroumpf gros : vous vous entendrez bien, a schtroumpfé un schroumpf.

– On boit un verre ? Les gros sont sympas et aiment faire la fête, ont dit les Drs P. et B., en en profitant pour trinquer.

– Vous pourriez faire un effort, quand même, a dit Gladys. Vous n’avez jamais pensé à faire un régime ? Ou à la chirurgie extralittéraire ? Il suffit de retirer une grande partie de l’estomac et le tour est joué.

– Notez que, pour un gros, vous vous habillez bien, a dit Marcel.

– C’est vrai, c’est dommage : vous avez un si joli visage, a remarqué Madame Caroline Forest [1].

Babar est devenu tout rouge dans son costume vert, ce qui était joli, mais traduisait néanmoins une urgence absolue. Antigone l’a pris par la patte et nous l’avons emmené loin de l’équipe médicale. Car le mal dont souffre Babar a cette particularité qu’il est aggravé par les médecins eux-mêmes, parfois, par les médecins littéraires… Cela s’appelle la grossophobie, c’est très sérieux et ce n’est que récemment qu’un remède est sorti en France, pour aider les éléphants et autres gros. Oui, « gros ». Babar, pas plus que les autres gros, n’aime qu’on dise qu’il est enrobé, un peu fort, costaud etc. Il est gros. Pas plus que « blond » ou « grand », ça n’est une insulte ou un gros mot. Et c’est d’ailleurs le titre du titre du traitement que je lui ai prescrit : « Gros » n’est pas un gros mot. Chroniques d’une discrimination ordinaire, mis au point par Daria Marx et Eva Perez-Bello au laboratoire Librio. Grâce à leur protocole efficace, j’ai pu traiter Babar en lui expliquant que la grossophobie est une forme de maladie auto-immune où le patient en vient à se retourner contre son propre intérêt : à force de se faire injurier et maltraiter par ses parents (Non, toi, tu prends pas de gâteau et viens donc te peser), ses camarades d’école (beaucoup de suicides tout de même chez les petits gros), ses employeurs (notre société doit donner une image dynamique), ses médecins et gynécologues (les brassards de tension, il n’y en a pas à la taille des gros et des éléphants, et la PMA a été carrément interdite à Céleste, la femme de Babar, pour cause de surpoids), les caissières de supermarché (du chocolat, c’est bon pour vous ?), les vendeuses de prêt-à-porter (on fait les tailles normales), les constructeurs de mobilier urbain (pas de banc public pour accueillir les éléphants et les autres gros), les compagnies aériennes (des sièges larges, ce n’est pas rentable) et j’en passe, les gros, éléphants comme humains, en viennent à se persuader qu’ils sont des êtres haïssables, monstrueux, détestables et donc, très naturellement, à se détester, ce qui au passage peut les conduire à de graves désordres alimentaires (ce sont des maladies) qui aggravent (si tant est que ce soit grave), leur problème (si tant est que ce soit un problème). Avant ce nouveau remède, l’arsenal thérapeutique proposé aux gros était pour le moins dangereux. Outre qu’elle tient de la torture physique et mentale, la chirurgie est dangereuse, mutilante et très souvent douloureuse. Quant aux régimes, ils sont inefficaces dans 95% des cas et sont en revanche la cause de graves désordres alimentaires, eux-mêmes souvent cause d’obésité. Babar a fait un temps le régime ananas ce qui lui a permis de perdre une tonne et d’en reprendre deux. Ce n’est pas tout car, grossophie oblige, mes confrères des services extralittéraires, non contents d’empirer, voire de causer le mal qu’ils prétendent soigner, en font porter la responsabilité… au patient qui après tout n’a qu’à faire un effort et avoir un peu de volonté. Comme souvent, les choses s’aggravent encore un peu si vous êtes une femme, et la prescription de la minceur est sans doute le plus sûr instrument de contrôle du corps féminin jamais inventé – à côté, l’obligation du port du voile semble avoir été une initiative du MLF, dis-je en aparté à Madame Caroline Forêt.

Bref, victimes ou bourreaux, et, souvent, victimes et bourreaux à la fois, nous sommes tou.te.s grossophobes.

La particularité de ce remède est donc que nous devons tou.te.s le prendre, moi, mon équipe, vous, et tou.te.s les gros.ses, ancien.ne.s, présent.e.s et futur.e.s, éléphant.e.s compris.e.s. Je propose une large campagne de vaccination que le prix modique du traitement proposé devrait permettre de mener à bien, même en ces temps de budget contraint. Au fait, ai-je dit qu’éléphants et humains pauvres étaient le plus touchés, bref que le gras, c’est politique ?

Il reste donc un espoir à Babar, que j’ai immédiatement vacciné ainsi que toute l’équipe (sauf Antigone qui en tant que Grecque antique et figure mythologique est naturellement immunisée contre la grossophie). Les premiers résultats sont très encourageants :

– Vous voulez goûter mon dernier plat ? J’adore cuisiner, de préférence autre chose que les merguez, a dit le Dr P., et j’étais un peu vexée pour les merguez, mais contente pour Babar.

– Vous savez que vous êtes très beau garçon ? a dit Gladys à Babar. J’étais un peu jalouse, mais j’étais contente pour Babar et puis, après tout, maintenant, j’ai Antigone qui est brune, grosse, et très belle.

Dr Sophie Rabau,
Ancienne Interne des bibliothèques de Paris
Professeur.e agrégé.e de médecine littéraire ancienne et moderne
Chef.e de clinique en lutte à l’Université de Paris 3
Compétence en phoniatrie littéraire
Ordonnances littéraires

[1] Les remarques de mes confrères et malades rejoignent celles qui sont rapportées à la p. 120 du médicament que je vais prescrire dans quelques lignes à Babar. Comme quoi, le monde est bien fait.

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