Vendredi 1er juillet, 20h56, à Lille, au stade Pierre Mauroy : quart de finale, Pays de Galles-Belgique.
Les joueurs montent et s’alignent, et la Brabançonne retentit. Des visages belges fermés. Concentrés. Courtois marmonne les paroles, peut-être un peu Meunier. Les autres fixent un point quelque part et la ferment.
20h58, Hen Wlad fy Nhadau, l’hymne gallois. Tous, Nedley, Ramsey, Williams, Bale, Robson-Kanu, ils chantent sans se retenir. Ça gueule, ça monte, ça rejoint quelques-unes des sources de la pluie très au-dessus des projecteurs du stade, très au-dessus des Hauts de France ! C’est très chaud ! Ce chant-là, il a été écrit par un barde au XIXème siècle, ça parle de la terre des pères.
Là, je me dis que c’est plié. La terre des pères sera un rectangle de pelouse verte ce soir, les Gallois ont planté leur drapeau dessus. J’aime cette phrase de Zola (dans Les trois guerres) : “La patrie, vois-tu, c’est la terre où dorment ceux que nous avons aimés”. Ce n’est pas la bataille, c’est l’amour de quelque chose qui nous relie.
Je m’installe pour le match avec ma femme dans le divan. Elle est très belle et j’aime la regarder. Elle porte un tee-shirt à manches longues dans un tissu bleu légèrement transparent. Dessous, elle a les seins nus. J’aime la regarder. Elle a des seins magnifiques !
Elle dit : “Les Belges ne chantent même pas la Brabançonne !” Je lui souris, je lui regarde les seins.
Quand, à la 10ème, Nainggolan plante son missile dans le filet de Hennessey, on se dit que ça pourrait bien se passer, finalement. Nainggolan, le ninja, aura peut-être été le seul guerrier de l’histoire, côté belge.
Parce que, moi, je vais vous le dire : le foot, faut pas chipoter, c’est un truc de mecs, pas de guitaristes. Onze hommes campés sur un carré d’herbe, décidés à défendre leur terre et à prendre celle de l’autre. Non, non, ce n’est pas la guerre, mais ça reste un truc de mecs. Des gars soudés, fermes et forts. Fraternels. Ça s’appelle une équipe.
Attends un peu !
L’Espagnol Piqué, le splendide capitaine islandais Gunnarson, les Italiens Chiellini, De Rossi, Pellè, le Français Giroud : vous savez ce qu’ils ont ? Une barbe ! Une vraie, pas juste six poils de hipster, mais une barbe !
Nedley, le Gallois, c’est de la barbe ! Quand elle le voit, ma femme s’exclame : “Putain, c’est un viking !”
Il peut arriver à Carrasco, Lukaku, Hazard, de se laisser pousser quatre crins et demi mais ça n’a rien à voir.
Ce match aurait dû être une histoire d’hommes entre diables et dragons. Mais les diables avaient apporté leurs guitares pour jouer d’amusants petits solos que les dragons n’ont eu que dix minutes à redouter. Eux, les Gallois, ils jouaient un hymne choral : onze voix sonores et solides, bien accordées sur le tempo.
Moi, je regardais les seins de ma femme… Elle, seulement, au fur et à mesure, elle s’est agitée peu à peu. S’est énervée. Elle éructait : “Mais enfin ! Mais avancez, maintenant ! Donne avant ! T’as vu ? Il a fait une horizontale mais il y avait personne ! Mais pourquoi ils font ça ? Et voilà, il attend, il court pas ! Allez, mais Kevin, qu’est-ce qu’il a aujourd’hui ? Oublie, quoi ! Qu’est-ce qu’il a aujourd’hui ? Voilà, il attend, on retourne en arrière ! Toutes les passes sont mauvaises !”
J’aime l’écouter. Elle se demande si les cheveux de Fellaini n’ont pas un impact (négatif) sur la précision de son jeu de tête. Je lui réponds que, non, je ne crois pas. Elle n’entend pas ma réponse et s’énerve : “Mais enfin, il passe dans les pieds du rouge ! (Le rouge, c’est le Gallois.) On fait que des petites passes de nains, et voilà il donne le ballon au rouge ! Mais il fait quoi ? (Elle se tape une main sur la cuisse et ses seins bondissent…) Allez, go ! Bon, ça je sais pas ce qui se passe (c’est un coup franc pour les Diables), et quoi ? Le petit Lukaku qui sait rien faire sauf passer en arrière… Le problème, tu vois, quand il met un centre, il y a tellement de monde ! On dirait un paquet de mouches ! Courez plus vite, les gars ! Hors-jeu, c’est parce qu’il est devant ? Mais comment ça se fait ? Batshuayi, c’est un attaquant au moins ? Mais non ! Le gars, il fonce, il a pas de défenseur, et il goale !” (le but de Vokes à la 87ème).
Moi, je ne dis rien. Ma femme dit ce que je pense : “Allez, il faut des couilles, quoi ! C’est des brutes, en fait. C’est des mecs ! Tu les as vus ? Ils ont des tripes, les Gallois !”
Après le match, quand c’est terminé, elle se tourne vers moi et je relève les yeux de ses seins vers son visage, et elle me demande : “Mais c’est où, au fait, le Pays de Galles ?”
C’est une terre, mon amour, à l’Ouest.
Xavier Deutsch
Publié chez Gallimard pour son premier roman La Nuit dans les yeux (1989), Xavier Deutsch, écrivain belge né à Louvain, poursuit son œuvre à L’école des loisirs, au Castor astral, chez Robert Laffont. Dans Onze ! (Mijade, 2011), il imagine l’épopée d’un petit club flamand arrivé en demi-finale de la Coupe d’Europe face à l’AC Milan. Son dernier roman, Hope (2014), est paru aux Éditions Mijade.
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