C’est une exposition dans laquelle on se sent bien.
Les lumières sont basses, les rumeurs venues de l’extérieur nous parviennent filtrées et adoucies par les verrières, le temps s’allonge comme un après-midi paresseux, le regard flotte. On resterait bien encore un peu. On flâne.
L’artiste chypriote Haris Epaminonda est une artiste-collectionneuse. Ce sont les objets et des images issus de sa collection qui ont servi de matériau premier à l’exposition Vol. XVI (comprendre, sa seizième exposition personnelle) qu’elle présente au Plateau, l’antenne parisienne du Frac Île-de-France. Epaminonda investit le Plateau comme on occupe un espace qu’on aime et pour qualifier le résultat on hésite, sans pouvoir choisir : s’agit-il d’une installation, d’une situation, d’un aménagement ou, simplement, d’un intérieur ?
En tout cas, s’il fallait caractériser l’atmosphère, on la dirait japonaise. Non seulement pour le sens du vide et de l’intervalle qui organisent les lieux, mais aussi, de manière plus littérale, en raison de l’aspect des éléments sélectionnés par l’artiste, ainsi cette espèce de chambre avec kimono et patins déposés sur son seuil, ce futon roulé un peu plus loin, ce service à thé ou encore ce bonzaï.
Kimono, patins, futon, service à thé : voici pourquoi le terme d’“intérieur” peut aussi convenir à l’exposition de Haris Epaminonda. L’artiste compose des espaces qui ne semblent pas tant tournés vers l’extériorité de l’exposition que vers l’intériorité de l’habitation. Cette potentialité est actualisée chaque semaine, à horaires réguliers. Un homme vient, qui se vêt du kimono, prépare un thé, allume de l’encens, et accomplit, avec les différents objets de l’exposition, une série de gestes fixée par l’artiste.
Se trouve-t-on face à la reconstitution d’une image réaliste et vérifiée du Japon, de son art décoratif et de ses pratiques d’intérieur ? Ce serait se méprendre sur le fonctionnement d’Haris Epaminonda. Rien n’est plus éloigné de sa pratique que le documentaire. Le Japon d’Haris Epaminonda est un Japon rêvé, un Japon des apparences. Aucun renseignement n’est donné sur la provenance et l’identité des objets : ce qu’ils ont de japonais peut autant relever d’une vérité que d’une projection.
Pour arranger les objets de sa collection, Haris Epaminonda construit d’élégantes structures de métal sombre, tantôt socles, tantôt structures d’habitacles, tantôt mises-à-distance, tantôt cadres ou grillages qu’elle accroche au mur. Subtilement, sans aucune agressivité revendicative l’artiste procède à un complet renversement des statuts et des valeurs : l’objet du regard est un objet trouvé, tandis que les structures de monstration relèvent, elles, d’une création originale. Haris Epaminonda déplace ainsi depuis la marge vers le centre ces éléments qui constituent le vocabulaire de base de la muséographie : vecteurs du regard à fonction strictement transitive, ils n’existent d’ordinaire que pour être oubliés. Haris Epaminonda les fait exister. Certains se passent d’objet à protéger, à encadrer ou à supporter pour exister de manière indépendante. Ainsi, cette mise-à-distance placée à l’angle d’un mur et qui ne protège rien : cette absence de fonction révèle soudain un potentiel plastique, une manière sculpturale de reconfigurer l’espace, de tailler vivement dans le vide de la pièce. Ainsi, ces cadres trop grands pour l’image qu’ils accueillent, ou ces autres cadres, sans contenu aucun, qui tracent sur les murs des orthogonalités sans fonction. Ainsi, ces socles dont l’ombre projetée propose une image plus belle et plus attirante encore que celle de l’objet (vase ou bibelot) qu’ils soutiennent.
Où se trouve l’objet de l’art, où se trouve la cible du regard ? Chez Epaminonda, toutes les circonscriptions, toutes les assignations sont problématiques.
D’ailleurs, il est difficile d’isoler tel ou tel partie de l’exposition pour la considérer comme une totalité autonome. Tous les éléments semblent conçus pour être perçus ensemble. Les frontières se dissolvent et les effets d’écho se multiplient, prenant l’espace dans leur réseau serré. Ainsi cette tête d’une statuette fragmentée, posée au sol d’une pièce, accompagnée d’une pierre plate et de quatre petites balances. Dans la pièce précédente, une tête quasi identique est immergée dans un aquarium rectangulaire. Signal infime, effet de renvoi sous-marin, retour qui n’est pas répétition : la tête plongée dans le sable clair de l’aquarium est taillée dans une pierre noire, tandis que celle qui accompagne les quatre balances noires est faite de pierre claire. D’un bout à l’autre de l’espace, ces deux têtes entrent en interaction, produisent un champ magnétique, comme les pôles négatifs et positifs de deux aimants. Ce genre d’effets d’alternance entre un positif et un négatif, un plein et un vide scandent l’espace comme une histoire.
Si on lui laisse le temps de s’exprimer, si on écoute ses pulsations silencieuses, l’art d’Haris Epaminonda se révèle être un art narratif. Les pièces de l’exposition sont comme les éléments d’une narration dont on aurait suspendu les conjonctions de coordination. Au visiteur de choisir quand il souhaite placer un “et” entre les groupes d’objets, quand il préfère un “ou”, un “mais” ou un “car”. Les gestes rigoureusement accomplis par l’homme qui vient régulièrement habiter l’espace d’exposition et mettre en circulation et en interaction les différents objets, ces gestes composent une narration possible, mise en scène par l’artiste elle-même. Elle est l’activation d’une des histoires possibles de ce Vol. XVI à entrées multiples. Au visiteur de composer la sienne.
Nina Leger
À voir, jusqu’au 6 décembre 2015 : Haris Epaminonda, Vol. XVI, au Plateau, Frac-Île-de-France, 22 rue des Alouettes, 75019, Paris. Ouvert du mercredi au dimanche, de 14h à 19h.
[print_link]
0 commentaires