Aimer les trams. Tramways du passé, celui nommé Désir ou le “fatidique” de Claude Simon. Ceux qui ont eu leur âge d’or puis ont été bannis. Ceux qui n’ont jamais disparu. Et ceux qui ont ressurgi récemment. Des architectes roulants qui retracent la ville, de lents paysages à eux-seuls.
Quand on habite et travaille dans le centre de Paris, on sillonne plutôt la région parisienne de manière morcelée, en métro, bus, RER. On a peu l’occasion de prendre le tram qui tourne autour de la capitale, sur les boulevards des Maréchaux. Ce T3, inauguré en 2006 du pont du Garigliano à la porte de Vincennes, puis prolongé en 2012 jusqu’à la porte de la Chapelle, existe mais comme en dehors de vous. Et si on le prenait juste pour des ballades circulaires sans but? Dans un Paris encore intramuros mais à la lisière des banlieues, du « périphérique ». Ce n’est pas un circuit touristique ? Qui sait ? Comme l’écrivait François Maspero, en passager du Roissy-Express :« On ne voyage plus, en région parisienne. On se déplace. » Et si nous « voyagions » dans ce tram, pour aller « voir » ce qui se passe par là, autour ?
Ce parcours circulaire n’est pas une révolution dans la capitale. Le tram a deux ancêtres, la Petite Ceinture ferroviaire d’abord. Elle sera supprimée en 1934, en même temps que les tramways. La Petite Ceinture ne se fondait alors que rarement dans la ville, invisible, grillagée. Très vite, elle sera remplacée par l’autobus PC, sur un itinéraire un peu décalé, le long des boulevards des Maréchaux. Mais le site de la Petite Ceinture reste défendu par de nombreux collectifs amoureux. Devenu aujourd’hui un patrimoine mythique botanique et secret, ses passerelles émergent ici où là, narguant par endroits le T3.
Tirant les leçons du passé, le tram de Paris ne se laisse plus engloutir par les voitures, prend ses aises dans l’espace public avec ses amples stations, son sillon vert en site propre, restructurant les portes et les quartiers traversés, poussant un peu les automobiles. En 2005, Antoine Grumbach, architecte chargé de la réalisation du premier tronçon, anticipait cette mutation : « Les boulevards des Maréchaux sont appelés à devenir le « grand boulevard » du XXIe siècle de la métropole parisienne, après les enceintes successives de Charles V, de Philippe Auguste, les Grands Boulevards, les Fermiers généraux, le métro aérien, qui avaient chacune leurs caractéristiques. On s’inscrit dans cette continuité… Le projet vise à retourner la ville sur les Maréchaux. »
Si on commence le tour par la porte de la Chapelle, à bord du T3b, ce « retournement » n’est pas encore atteint ! En travaux, ce vaste chaos n’est pas plus accueillant au piéton qu’au cycliste et qu’aux migrants. Même les voitures ont du mal à trouver leur route sur cet échangeur vers la Nationale 1 et l’Autoroute A1. Percée au milieu du XIXe siècle dans l’enceinte de Thiers, comme les dix-sept autres portes de Paris, la porte de la Chapelle-Saint-Denis contrôlait la route impériale numéro 1, de Paris à Calais. Aujourd’hui, de Calais à cette porte, ce sont les migrants qui font brutalement le lien, sur cette place de la polémique, entre tentatives d’accueil et expulsions récurrentes des réfugiés. Le Centre humanitaire d’hébergement, installé en 2016 par la mairie de Paris et Emmaüs Solidarité, bulle blanche et jaune conçue par l’architecte Julien Beller, a fermé en mars dernier. Située sur l’ancienne gare de fret réquisitionnée, cette structure provisoire va laisser la place à une antenne du campus Condorcet, extension de la Sorbonne-Paris 1 à cheval sur Aubervilliers et Paris attendue en 2020. La porte de la Chapelle va donc se transformer, avec un vaste parc urbain, des logements…
Mais cela, on ne le voit pas encore du tram… Vite, le T3b pointe son nez ! Montons dans ses rames aux couleurs RATP, blanche avec deux bandes grise et vert jade. Une « écharpe » fait défiler des photos identitaires du Paris touristique. On démarre sur le boulevard Ney. Sous le pont, toujours ces scandaleux cailloux « artistiques » anti-migrants, mais plus de queue infernale des réfugiés, juste quelques hommes qui se chauffent au soleil. Dans la rame, la lumière automnale inonde l’intérieur coloré de turquoise, jaune, terra et vert. Est-ce grâce à ce décor, à l’accessibilité fluide dans les wagons, à la lenteur (15 km/h environ ?) ou à l’été indien, ou encore à l’horaire d’après-midi, que les voyageurs ont l’air moins bougons et fermés que dans le métro ? Illusion ? Les larges baies vitrées, assez basses, font se promener dans Paris, presqu’à hauteur de trottoir.
Mais surgissent une bande de contrôleurs. Les voyageurs se crispent, l’un deux veut descendre. Non, ce ne sont pas des contrôleurs, rassurent ces agents qui font un sondage pour la RATP. Ils demandent à tout à chacun pourquoi ils adoptent le tram. Réponses majoritaires, tous ces usagers se laissent transporter pour des raisons de travail. La rame est aussi envahie par des collégiens rigolards. Peu de personnes circulent pour leurs loisirs. Si, deux dames vont au parc de la Villette voir une expo. Une femme de ménage qui travaille vers la porte d’Aubervilliers, rentre chez elle, porte de Montreuil. « Cela me repose, il y a des places assises. » Un autre passager explique : « Pour aller de la porte de la Chapelle à Montreuil, il est plus rapide de prendre plusieurs métros mais je préfère le tramway pour son confort, sa lenteur. » Ce tram semble favoriser les relations avec les terminus des lignes de bus, de métro, de RER et les gens n’ont plus à passer par le centre de Paris pour passer du Sud-Est de Paris au Nord.
Ainsi défile « lentement » le très long boulevard Ney, et survient l’arrêt Colette Besson. Qui est-ce ? C’est le premier des nombreux noms féminins qui balisent le T3, un choix « féministe » de la mairie. À la porte d’Aubervilliers, on rate l’œuvre du plasticien Pierre Ardouvin, Tu me fais tourner la tête, en hommage kitch à la chanson d’Édith Piaf. Dommage, il faudrait descendre… et on atteint Rosa Park, là on sait, c’est une figure afro-américaine de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Mais que fait-elle là, Rosa, en égérie de ce quartier impressionnant et complètement nouveau ? Où les anciens entrepôts Macdonald ont été reconvertis en une longue barre de logements tous différents, de bureaux, d’équipements, conçus par une sacrée bandes d’architectes. Le tram serpente à travers ce paquebot coloré et décoré, équipé de commerces, cafés et cinémas UGC, dans un Paris très contemporain, gentrifié, mais qui doit encore mûrir.
Puis on abandonne les Maréchaux, on longe le canal Saint-Denis, on passe sous un viaduc, on tourniquote dans un paysage très industrialo-urbain, planté de quelques tours et hôtels, avant d’arriver devant une folie rouge de Bernard Tschumi qui nous replace en terrain plus connu, la limite nord du parc de la Villette, vers la porte où la Cité des Sciences fait aussi office de point de repère familier. L’arrêt est architecturé par l’artiste Anita Molinero. L’espace autour paraît peu hospitalier, morcelé, contraint, cette porte attend aussi sa transfiguration, pour mieux s’en aller vers Pantin et Aubervilliers.
Nous voici à Ella Fitzgerald, sous-titré Grands Moulins de Pantin, puis on passe à Delphine Seyrig. On peut imaginer la belle silhouette de la comédienne entrer à la résidence étudiante située à l’arrêt qui porte son nom. Ces noms de femmes illustres, sans liens avec la tradition locale, comme Adrienne Bolland et Marie de Miribel qui vont suivre, racontent une histoire parallèle à ces rails. Le tram a contourné tout le parc de la Villette, ont alterné un poney club, le canal de l’Ourq, la rue de la Clôture, puis la Philharmonie de Jean Nouvel, comme un lointain gros rocher Dark Vador.
À la porte de Pantin, embouteillage, ralentissement, on s’était habitué au rythme régulier de ce transport. Remise en rails vers la Butte du Chapeau rouge, qui dessert les petites maisons de la Mouzaïa et le parc de la Butte. Sur cette ancienne parcelle de la plaine du Pré-Saint-Gervais, cette pause fait ressurgir l’idée de la guinguette qui lui a donné son nom au début du XXe siècle, les pacifistes des années 1910, un discours de Jean Jaurès…
Après avoir roulé sur les boulevards d’Indochine et d’Algérie comme dans un flash de l’histoire coloniale, changement d’ambiance à partir de l’hôpital Robert Debré, boulevard Sérurier. Le paysage devient plus résidentiel, harmonieux, de plus en plus agrémenté de jardins. On retrouve ce décor si particulier des Maréchaux. Où paradent les fameux immeubles en briques rouges HBM, logements à bon marché aujourd’hui presque patrimoniaux, où se glissent quelques bâtiments contemporains colorés, où se succèdent des bars, des petites boutiques, des garages, des collèges, pas de monuments. Un tissu urbain traditionnel de faubourgs, de la vraie ville, un peu provinciale.
À la porte des Lilas, on chante bien sûr avec Brassens et Gainsbourg. Ce vaste espace, complètement transfiguré – le périphérique a été recouvert – on peut le traverser pour aller au cinéma Étoiles, se balader au jardin Gainsbourg ou se rendre à l’espace Khiasma, fertile centre d’art contemporain des Lilas, ville mieux reliée à Paris.
À la porte de Bagnolet, apparaît une autre œuvre, un lampadaire rose tout contorsionné signé Mark Handforth. Tout près se trouve le restaurant-hôtel-bar Mama Shelter, imaginé par Philippe Starck. Et voici la porte de Montreuil qui sent les Puces. Elle aussi va muter, le gigantesque disque de bitume et son trou central surplombant le périph devrait devenir une véritable place du Grand Paris, rectangulaire de 100 x 200 mètres, végétalisée, entièrement piétonne.
Depuis la Chapelle, on a fait un vrai voyage, dans un long et lent mouvement horizontal, peu sonore, au fil d’un marabout de ficelles de signes fugaces, qui passent du plus dramatique au plus joyeux. Un parcours qui exigera de faire de nombreuses escales. Qui déplace l’image du Paris-Musée, qui l’emporte vers des confins inattendus, réussis ou ratés, peut-être vers le Grand Paris, ce qui permet de « marquer » son territoire.
On arrive au terminus, la porte de Vincennes, via le boulevard Davout. Les passagers se mettent alors à courir pour s’engouffrer dans le métro, la langueur disparaît. Au dessus de la station, la Petite Ceinture vernaculaire croise les rails. Sur le cours de Vincennes, tout prend de l’ampleur, des trottoirs aux voies. On avait oublié les voitures, on les entend à nouveau, elles défilent, bruyantes, gênantes, en flux continu. Devant la terrasse du café de l’Europe, des petites bandes de lycéens s’attardent, le lycée Maurice Ravel est tout proche. Tandis que le tram opère ses manœuvres pour repartir vers le Nord parisien, au son discret de sa cloche. Deux ados montent soudain à l’arrière de la dernière rame, s’accrochent, font quelques mètres, décrochent son arrière train de leurs poids, et tombent comme des marioles. Les lycéens ricanent. Mais le tram, légèrement endommagé, repart, imperturbable.
Anne-Marie Fèvre
Un tramway renommé Désir
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