Mars 2020, le pays est confiné dans le contexte de l’épidémie de COVID – 19 : comme tous les commerces classés « non essentiels » par le gouvernement, les librairies ferment. Seuls les gros distributeurs peuvent encore vendre des livres et, parmi eux, l’ogre de la vente en ligne : Amazon. Au sortir d’un printemps empêché que l’été n’a que partiellement compensé, des maisons d’édition indépendantEs déclarent publiquement qu’elles n’utiliseront plus la plateforme américaine. Hobo diffusion et un collectif de cinquante diffuseurs et éditeurs appellent ainsi à « boycotter et saboter le monopole d’Amazon », de son côté Alexandre Laumonier des éditions Zones Sensibles prend la décision de rompre avec le premier « libraire » de la majorité des éditeurs, « bye bye Amazon ». Ces tribunes argumentées ont été largement lues, commentées, débattues, partagées. Être ou ne pas être sur Amazon, les maisons d’édition indépendantes ont-t-elles vraiment la liberté de choisir ?
Une rupture difficile, mais possible
Les critiques sont connues : « optimisation fiscale » visant à réduire à zéro le montant de ses impôts en France malgré des milliards de bénéfices en Europe, management agressif imposant aux employéEs des conditions de travail et de rémunération insupportables, empreinte écologique calamiteuse, Amazon est le cauchemar des librairies indépendantes mais aussi de tout citoyenNE que ne laissent pas indifférentE le partage des richesses et la protection de la planète. Difficile pourtant de s’en dispenser quand Amazon génère un chiffre d’affaire important et s’est enraciné dans les habitudes de consommation.
« Amazon n’est pas une librairie. Pour nous, il serait incohérent de vendre notre catalogue sur Amazon, pour des raisons politiques, économiques, écologiques, éthiques », affirme Rachel Viné-Krupa de Hobo diffusion, société spécialisée dans la diffusion d’éditeurs et d’éditrices indépendantEs, qui dénonce aussi l’imposition de conditions commerciales « déloyales par rapport aux librairies, des demandes de remises exorbitantes. On ne peut pas accorder plus de remise à Amazon qu’aux libraires qui prennent le temps de nous recevoir, de faire des vitrines, de nous défendre. En refusant leurs conditions commerciales, on a réussi à s’extraire de ce système. » Mais d’autres distributeurs et diffuseurs entraînent les éditeurs qu’ils représentent à vendre leurs livres aussi par ce moyen : « On n’a pas choisi d’être ou pas sur Amazon, c’est notre distributeur Hachette, explique Guillaume Vissac de Publie.net. Une possibilité pour un éditeur indépendant d’empêcher sa présence sur Amazon, c’est de ne pas imprimer le code-barre en quatrième de couverture », ce qui rend les livres inexploitables par la plateforme. « Nos livres sont imprimés à la demande, c’est ce fonctionnement qui nous impose le code-barre sur la couverture. » Des parades sont imaginées par des indépendantEs qui tiennent à rompre avec Amazon, tels que Alexandre Laumonier : « On a trouvé une astuce juridique qui nous permet de remettre le code-barre sur nos couvertures : une clause de notre contrat exclut Amazon de l’exclusivité de diffusion par notre diffuseur BLDD (Belles Lettres Distribution Diffusion). » Quant aux maisons d’édition indépendantes qui se diffusent elles-mêmes, elles peuvent simplement éviter d’y entrer, comme les éditions Non Standard : « Nos livres n’y sont pas parce que je n’ai jamais contacté Amazon pour qu’ils les vendent », témoigne Élodie Boyer.
Des voies existent pour faire autrement
Ignorer Amazon n’est pas sans conséquences pour les éditeurs indépendants qui s’y risquent. D’abord, parce que les clientEs y sont habituéEs et que l’absence de tels produits sur une plateforme où l’on pense tout pouvoir trouver les désorientent. D’autant plus que l’information est biaisée. « Amazon dit que nos livres sont « indisponibles », alors les lecteurs pensent qu’ils sont épuisés et renoncent, constate Élodie Boyer. Parfois des lecteurs les contactent pour un de nos livres et Amazon accepte la commande. Au bout d’un moment, Amazon répond : « après plusieurs sollicitations nous n’arrivons pas à nous procurer le livre, nous sommes obligés d’annuler la commande ». Mais c’est un pur mensonge ! Amazon ne m’a jamais informée de cette commande. »
Comment surmonter la perte de ventes qu’entraîne la rupture avec Amazon ? Pour certains, la démarche semble impossible : « des confrères sont d’accord avec moi sur le principe, mais ne peuvent pas quitter Amazon qui représente 25 % ou 30 % de leur chiffre d’affaire. Quand on a des salaires à sortir, la question se pose autrement », reconnaît Alexandre Laumonier qui veut pour Zones Sensibles un mode de fonctionnement cohérent : « j’ai décidé d’être à fond sur la fabrication du livre, de ne plus être chez Amazon, de travailler avec les bons libraires et surtout de ne pas grossir : il faut faire attention aux choses, c’est le discours que j’essaie d’avoir. Mais j’ai l’impression de prêcher dans le désert : il y a des routines, les lecteurs sont habitués au service Amazon et beaucoup de confrères ne bougent pas là-dessus. » Chez Hobo diffusion, on ne regrette pas : « nous avons reçu un énorme soutien des libraires sur cette démarche, même de la part de librairies qui ne sont pas militantes, et que l’on n’attendait pas. Ils nous ont passé des commandes et ils ont fait des vitrines. On n’a rien perdu. »
Du côté des acheteurs, renoncer au service bien rôdé d’Amazon peut engendrer de la frustration. « Il ne faut pas culpabiliser les lecteurs. Ce qui tue la librairie de quartier c’est tout autant Amazon que la hausse des loyers en centre ville », observe Guillaume Vissac. Le prix de l’immobilier vidant les centres urbains de leurs librairies indépendantes et les zones rurales en étant mal pourvues, Amazon apparaît comme un recours pour les lecteurs et lectrices qui n’ont pas de librairie de proximité. « On peut renvoyer cette clientèle vers les autres sites de vente en ligne, par exemple les sites des librairies indépendantes qui ne leur coûte pas plus cher, suggère Alexandre Laumonier. Cela demande de faire un peu de communication. » Trop peu d’information à destination des consommateurs et des réticences parfois du côté des auteurs et autrices : « Si un auteur découvre qu’il n’est pas sur Amazon, ça va être compliqué. Pourtant, en terme de ventes, pour nous, Amazon ce n’est rien. », observe Anne-Laure Brisac des éditions Signes et Balises. En outre, les consommateurs ont désappris la patience : « J’ai entendu des choses effarantes de gens qui viennent à la librairie pour défendre le petit commerce mais qui demandent le même service qu’Amazon et veulent le livre pour demain », s’agace Alexandre Laumonier. D’ailleurs, est-il même possible de ne pas être sur la plateforme ? Non, d’après Élodie Boyer : « Nos livres se retrouvent sur Amazon alors qu’on ne le veut pas parce que des particuliers ou des libraires les mettent sur Market place », application qui héberge ces vendeurs.
Une question de cohérence
Amazon apparaît comme exemplaire d’une forme d’absurdité économique et écologique. Les livres ont été le premier « produit » commercialisé par la plateforme de vente en ligne mais, si elle ne représente aujourd’hui qu’une part marginale de son activité, très peu profitable compte tenu des coûts de stockage et d’acheminement, la vente de livres contribue à l’objectif central du « capitalisme de plateforme » : la collecte de données. Pourtant, cette mauvaise rentabilité pourrait expliquer le changement récent de politique à l’égard du livre qu’observe Guillaume Vissac : « Avant le premier confinement, Amazon prenait une certaine quantité de chacune de nos nouveautés pour son stock. Les retours étaient raisonnables. Après le confinement, Amazon nous a renvoyé certains titres dans des dimensions qui ne sont pas assimilables pour un petit éditeur comme nous, à près de 80 %. Pour nos livres vendus sur Amazon, on a dû accepter la possibilité de les faire imprimer par Amazon lui-même et non plus par Hachette, ce qui permet d’éviter les retours puisqu’il n’y a plus de stock : quand Amazon reçoit une commande, il imprime et envoie. Alors Amazon nous a retourné encore plus de livres pour pouvoir les réimprimer via la nouvelle formule parce que leur marge est supérieure. » Renvoyer des livres à l’éditeur au risque de le mettre en danger, puis les réimprimer pour gagner plus, le souci écologique n’est décidément pas celui d’Amazon.
Là encore, le choix des maisons d’éditions est orienté par le sens que l’éditeur ou l’éditrice donne à son activité. Et certainEs qui accordent une valeur supérieure à leur indépendance sont plus défiantEs devant ce qui pourrait la menacer. « Quand on a un modèle économique qui fait que l’on dépend des imprimeurs des pays de l’est qui sont moins chers, que l’on dépend d’Amazon qui est le premier vendeur de livres, où est l’indépendance ? », se questionne Alexandre Laumonier.
Et l’on retrouve ce questionnement premier sur ce que recouvre le mot indépendance. « Les atteintes à l’indépendance dépassent, et de loin, la seule action d’Amazon, écrit Julien Lefort-Favreau dans son essai Le luxe de l’indépendance . C’est tout un écosystème qui est à revoir : des moyens de production aux moyens de diffusion, des façons de penser et d’écrire jusqu’aux habitudes de lecture. » Une révolution ? L’invention en actes de ce « nouveau monde » qu’on se jurait d’établir après la pandémie, vœu qui s’est dissipé comme un songe.
Juliette Keating
Indépendances
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