À la même époque que Carnegie, une journaliste, Dorothy Dix, distillait à ses lecteurs (surtout des lectrices) les conseils de bonheur d’une nouvelle religion séculière, le positive thinking. Décide d’être heureux. Si tu ne l’es pas, fais comme si, tu le seras bientôt. Ne te prends pas trop au sérieux… une théorie de maximes qu’elle allait plus tard réunir dans Ten Dictates for Happiness. D’où l’étrange titre de cette pièce, avec son dix au carré: Les dix commandements de Dorothy Dix. Son autrice, Stéphanie Jasmin, s’est souvenue que sa grand-mère s’était nourrie des conseils de Dix, comme des millions d’autres ménagères états-uniennes dans les années 1930-1940. Une femme heureuse, cette aïeule, qui « règne comme une reine sur son troupeau d’enfants », quoiqu’à y regarder de plus près… « une reine qui a dit en mourant à ses petites-filles de sourire, toujours sourire »…
Qu’y a-t-il derrière cet immuable sourire? Une fillette éteinte au pensionnat, mariée trop jeune à un homme trop empressé (« j’ai été trop désirée pour avoir connu pour mon propre désir »), une femme qui voulait écrire, aller au théâtre, à l’opéra, mais s’est trouvée ensevelie sous les tâches ménagères puis happée par les soins à apporter à son mari diminué. « Dire qu’il aurait pu y avoir une autre histoire… »
Dans un beau monologue en dix séquences, Stéphanie Jasmin explore l’autre côté du miroir, fait entendre « une voix plus sombre et profonde », celle d’une femme « qui déroule le film de sa vie comme un trop-plein qui déferle, en désordre et en un souffle ». Cette femme sans nom a cent ans et se maquille pour se rendre (plus agréable à regarder ». Elle a vingt ans et se pavane en fourrure sur un catwalk minable. Soixante-dix, elle reprend son violon mais l’archet tremble sur les cordes, il est trop tard, elle le range, « il ne faut pas cultiver le ressentiment ». Ainsi glisse la mémoire, par dizaines d’années rondes. Dix au cube.
Julie Le Breton, seule en scène, porte le texte avec maestria. Elle croyait, comme nous, que le théâtre, ça commençait quand on était au moins deux. Il fallait la rencontrer pour revenir sur cette croyance commune, peut-être erronée. Et parler du théâtre tel qu’il se vit et se pratique au Québec.
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