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Rêver à l’envers
| 11 Mar 2016

Il y a les œuvres qu’on aime parce qu’on les a comprises : le plaisir du déchiffrement, du terrain conquis et du sentiment de sa propre intelligence contribuent à la vivacité du souvenir qu’on en garde et au plaisir qu’on a à y revenir. Et il y a les œuvres qui, au contraire, vous poursuivent parce qu’elles vous échappent, parce qu’elles se présentent comme autant de paradoxes, sphinx silencieux proposant de muettes énigmes. Les toiles de Sépànd Danesh appartiennent à cette seconde catégorie. Si l’on voulait résumer leur énigme, sans doute pourrait-on la formuler ainsi : ces toiles sont peuplées de figures et pourtant, on pourrait les dire abstraites.

Voici la situation. Chacune des compositions de la série que Sépànd Danesh expose en ce moment à Backslash Gallery répète un même dispositif : un plan serré sur l’angle droit de deux murs couverts de papiers peints variés, et dans cet angle (ou à proximité), une tablette sur laquelle sont disposés divers objets : cadres vides, morceaux de verre, petites architectures, livres, polyèdres aux surfaces lisses, découpes en bois ou encore avions en papier, mais aussi portraits photographiques, reproductions d’œuvres d’art fidèlement dépeintes, etc. Toutes les toiles existent donc par la juxtaposition de figures. Alors pourquoi, face à elles, perçoit-on l’activité sourde et obstinée d’un principe d’abstraction ?

Sépànd Danesh, Soulèvement, 2015. Huile, spray et acrylique sur toile, 140 x 200 cm, Courtesy de l’artiste, Backslash

Soulèvement, 2015. Huile, spray et acrylique sur toile, 140 x 200 cm, Courtesy de l’artiste, Backslash

Sans doute cela est-il d’abord une affaire d’espace, sans doute cela est-il dû à ces angles inlassablement répétés, qui opèrent une coupe franche dans la possibilité d’un lieu et réduisent l’espace à sa définition la plus minimale : l’intersection de deux dimensions. Le spectateur face à la toile est prisonnier d’une voie sans-issue, il bute dans les angles comme un personnage de jeu vidéo se cogne dans un mur virtuel, découvrant qu’il n’y a là rien de traversable. Y a-t-il une pièce au-delà du cadre et si oui quelle est-elle ? Y a-t-il une suite ou un envers du décor ? Rien ne semble pouvoir ouvrir le champ : ces angles ne jouent pas du hors-champ, ne font la promesse d’aucun horizon nouveau, d’aucun en-dehors du cadre que l’on pourrait entr’apercevoir et qui permettrait de situer, de localiser ces réductions de l’espace ; ces angles isolent une idée de l’espace sans jamais composer un lieu, ils pratiquent des ouvertures qui, immédiatement, se font clôtures.

Sépànd Danesh, Melancolie 2, 2015. Huile, spray et acrylique sur toile 140 x 200 cm. Courtesy de l’artiste, Backslash.

Melancolie 2, 2015. Huile, spray et acrylique sur toile, 140 x 200 cm. Courtesy de l’artiste, Backslash.

Un deuxième effet d’abstraction réside dans la facture de Sépànd Danesh. Sèche, jamais aguicheuse, elle se plie aux lignes droites et aux contours dont le tracé est toujours plus aigu, toujours plus implacable. C’est la victoire de la géométrie. Comme les angles résumaient l’espace à l’intersection de deux plans, les objets semblent eux aussi réduits à leur structure la plus stricte : ils semblent n’exister que dans la rencontre de plans, d’arrêtes et d’angles brisés. Certains des objets sont d’ailleurs de purs composés géométriques : de composition en composition reviennent ainsi une règle, mais aussi un polyèdre, ou deux petits blocs, sortes de corps simples brusquement exhibés au milieu d’éléments plus complexes et révélant sans fards leurs structures primaires. Pas de courbes ou si peu, dans les objets que sélectionne le peintre. Pas d’ombres non plus et, dès lors, pas de masse, pas de poids perceptible, et une étrange sensation d’artificialité. Au bout du compte, la géométrie épuise le réalisme, elle l’absorbe comme le sable le fait de l’eau.

Un troisième effet d’abstraction est produit par la nature des assemblages que supportent les tablettes, à mi-chemin entre la scénographie de poche et l’autel miniature. Chaque composition procède par extraction et par juxtaposition. Ainsi, chaque objet fait signe vers un contexte dont il a été extrait (qu’il s’agisse d’un portrait sépia, de la bâtisse de La Maison près de la voie ferrée de Edward Hopper ou de la tour de la Nostalgie de l’infini, de Giorgio de Chirico, posée sur la tablette orange d’une toile au titre parfait : La Nostalgie de l’espace). Et, dans le même temps, cet objet se trouve placé à côté d’un autre avec lequel il semble n’entretenir aucun lien : quelle est donc cette boîte vide à côté de la tour de la Nostalgie de l’infini ? Ce cadre rouge vide derrière la bâtisse de La Maison près de la voie ferrée ? Pourquoi ce morceau de verre à côté d’un immeuble miniature ? Et cette règle à côté de l’esquisse d’un paysage ? Ou cette même règle, aux côtés d’un château fort ? Ou cet autre cadre vide à côté de petits panonceaux ? Sépànd Danesh coupe des liens évidents et en crée d’autres, dont le fonctionnement et la logique nous échappent.

Sépànd Danesh, Crépuscule, 2015. Acrylique et spray sur toile, 140 x 200 cm, Courtesy de l’artiste, Backslash

Crépuscule, 2015. Acrylique et spray sur toile, 140 x 200 cm, Courtesy de l’artiste, Backslash

Pourtant, on sent qu’il y a un code, un sésame qui ouvrirait soudain la composition, restituerait leur sens et leur poids aux objets. Mais pour cela, il faudrait être capable de décoder les signes qui leur sont attachés. Car il est évident que chaque objet choisi par Sépànd Danesh dit autre chose que lui même, qu’il est pris dans un système de significations. Mais selon quelles règles ce système fonctionne-t-il ? Quelle linguistique inconnue nous permettrait de le décoder ? Quelles logiques permettraient de résoudre ces abstractions ? Nous l’ignorons car les images de Sépànd Danesh mettent en déroute les symbolismes classiques et partagés. Elles semblent produites par un travail s’apparentant à celui du rêve : une idée, transformée par condensation, déplacement et figuration, se propose sous forme d’image. Mais le trajet qui a conduit de l’idée à l’image reste opaque pour tout autre personne que le rêveur. Bien sûr, nous pourrions jouer aux analystes et chercher à mettre au jour les processus qui guidèrent l’artiste. Mais cela reviendrait à poursuivre la vieille pulsion iconographique qui transforme chaque regard en entreprise de décodage. Alors, peut-être vaut-il mieux créer notre propre code plutôt que de vouloir à tout prix forcer celui du peintre. Laisser à ces toiles leur mystère et y ajouter le nôtre, s’approprier ces figures et les imaginer comme le résultat de nos propres mécanismes de condensation et nos propres déplacements, remonter le chaînon allant d’elles à nous, rêver à l’envers, en somme.

Nina Leger

L’exposition de Sépànd Danesh, Des ruines pour origine, est à voir jusqu’au 2 avril 2016 chez Backslash Gallery, 29, rue Notre-Dame de Nazareth, 75003. Ouvert du mardi au samedi, de 14h à 19h.

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