Chaque soir un nouvel opéra. Ou bien d’un soir à l’autre le même opéra qui se métamorphose, se donne à voir, identique, mais paré d’une nouvelle musique, d’autres voix et d’un décor différent. L’intrigue de cet opéra inventé par le hasard de la programmation, je la comprends le deuxième soir, pendant Norma quand Adalgisa – c’est une prêtresse, elle est gauloise, elle est jeune – dit non à Pollione – c’est un Romain, un ennemi, c’est un salaud ou à peu près. Non, elle ne le suivra pas à Rome. C’est simple et clair. Peut-être qu’elle aimerait y aller, à Rome, peut-être que Pollione lui plaît, mais ce n’est pas la question. Elle n’ira pas. Sauf que Pollione insiste, et il insiste tellement qu’elle finit par dire oui, ou peut-être. Et de ce oui arraché naît tout un opéra.
Le lendemain c’est Salomé, celle de Strauss et d’Oscar Wilde, qui dit non à Hérode. Plusieurs fois. Non, elle ne veut pas manger. Non, elle ne veut pas boire. Non, elle ne veut pas le regarder. Non, elle ne veut pas danser. Jamais non ne fut plus asséné, plus répété, plus confirmé. Un non qu’on ne peut pas rater. Hérode le rate. Il insiste. Elle finit par danser et cela fait un opéra où Jean-Baptiste perd sa tête pour n’avoir pas perdu la tête devant Salomé qui le drague, où Salomé perd la vie.
Le troisième jour, Anaï – elle est juive, elle est jeune – dit non au fils du Pharaon. Non, elle ne restera pas avec lui pendant que les autres Hébreux retournent vers terre promise, enfin libérés des chaînes égyptiennes. Peut-être qu’elle l’aime, le fils du Pharaon, mais non, elle ne laissera pas les siens. Non, elle ne trahira pas. Et il insiste, le fils du Pharaon, il insiste pendant les trois heures que durent Moïse et Pharaon, et sans cette insistance-là, l’opéra de Rossini s’arrêterait à l’acte I. Sur un non.
J’ai dit que j’avais compris l’intrigue de l’opéra du non le deuxième jour avec Norma. Mais, dès le premier soir, c’était la même histoire. Seulement, cela ne se voyait pas tout de suite et il m’a fallu en passer par Bellini, Strauss et Rossini pour comprendre que l’histoire de Dante, défaite et remontée par Pascal Dusapin et Frédéric Boyer son librettiste, était une histoire de non, c’est-à-dire de mort, entre Béatrice, Enfer et Paradis.
En mêlant l’histoire du jeune Dante de la Vita Nova (chantée, dans cet opéra, par une mezzo soprano, Christel Loetzsch) de votre et du vieux Dante (Jean-Sébastien Bou, baryton), Dusapin et Boyer donnent à voir un jeune homme qui ne supporte pas le grand non de la mort: Dante le jeune aime Béatrice (elle a dans les quinze ans, à peu près l’âge de Salomé), on ne sait pas ce qu’elle en pense et on le saura jamais car elle meurt. Et, toute sa vie, avec l’obstination des notes continues de Dusapin, Dante insiste. Il insiste jusqu’à traverser l’enfer et le purgatoire pour arriver au paradis: Béatrice l’y attend, c’est du moins ce qu’il (se) raconte. Et de ce non de jeune homme naissent un voyage et un opéra contemporain: Il Viaggio, Dante, qui aurait pu s’intituler No, il viaggio.
Alors, pas d’opéra sans ce non inouï et inaudible que nous entendons pourtant clairement? Pas d’opéra sans un tenor qui ne veut pas savoir que No(rma) means no?
Sans doute que si: des opéras à peine esquissés ou ceux que nous rêvons, nous qui entendons les non des sopranos.
Le Norma où Adalgisa se rapproche plus encore de Norma, cheffe des druidesses et régulière de Pollione. Car le non d’Adalgisa a pour revers riant le oui qu’elle adresse à Norma: oui, je te respecterai, oui, s’il le faut, si tu meurs, j’éleverai tes enfants, ou bien (ici, c’est moi qui rêve dans la salle) nous les élèverons ensemble quand Pollione sera parti… à Rome loin de la Gaule riche en druidesses.
Et ce Salomé où, enfin, Jean-Baptiste voit le danger, le vrai: non pas le danger de l’impureté supposée d’une jeune fille affolée, mais le danger monstrueux d’un beau-père incestueux. Ce Salomé où Jean-Baptiste appelle sur Hérode les foudres de son dieu. Après, qu’il retourne s’il veut à ses autres occupations de prophète, mais seulement après: il y a plus urgent, pour l’instant.
Et, à propos de dieu et de prophète, j’aimerais bien voir cette nouvelle Comédie où Dieu annonce à Dante que Béatrice est partie sans laisser d’adresse mais qu’il peut s’il le veut retourner dans les Limbes faire des vers avec Virgile et Homère, bon qu’à ça Alighieri…
J’aimerais voir et entendre cet opéra où Anaï échappée de l’amoureuse tyrannie du fils pharaonesque rentre avec les siens, en terre promise, et a enfin le temps de s’en prendre à Moïse, un autre Prophète, un peu à côté de la plaque et, pour tout dire, un rien patriarcal. À n’en pas douter, ce Moïse rendu attentif aux dangers du virilisme serait un modèle et une inspiration pour Jean Baptiste face à Hérode violeur de Salomé, seize ans.
Je ne suis pas monomaniaque. Tous les opéras ne racontent pas des histoires de non. Encore que…
Dans Idomenée roi de Crète, Mozart montre un ténor qui tente de dire non à un dieu: il faut dire que le dieu en question voudrait qu’il sacrifie son fils. Curieusement, ce non-là est beaucoup plus audible et entendu que les non des sopranos que j’évoquais à l’instant. À croire que les ténors chantent plus fort…
Et puis il y a Poppée, dans L’incoronazione di Poppea. Poppée, selon l’opéra de Monteverdi, est une de ces femmes qui ne disent pas non, qui disent même oui la plupart du temps. C’est tout au moins ce que pense Néron. Mais depuis quand peut-on se fier à Néron avec sa voix sopranisante? Il se peut que Poppée, il y a bien longtemps, ait dit non, mais cela se passe ou s’est passé hors scène. Ce non, pas même esquissé, ce non perdu et inouï, est, de tous les non du festival d’Aix-en-Provence version 2022, le plus triste et le plus inquiétant.
L’édition 2022 du festival d’Aix-en-Provence s’est déroulée du 4 au 23 juillet.
1. No(rma) means No 2. Graves et romanée-conti 3. Chassez le naturel, il s’en va en courant 4. Débats lyriques (où le naturel revient au galop) 5. Clichés et contre-clichés (lieu commun)6. Un opéra, c’est une vie
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