“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
À part peut-être la guerre, on peut sans trop de risques affirmer qu’aucun phénomène humain n’a produit au cours de l’histoire autant de discours que le football. En cause, son caractère planétaire et l’ère de la médiatisation au cours de laquelle il advient. Chaque jour, quotidiens sportifs et magazines, programmes radios et chaînes de télé spécialisées construisent un dire aussi pléthorique qu’éphémère, sans compter cet autre dire plus éphémère encore dont les paroles s’envolent depuis les comptoirs des cafés. Jésus avait ses évangélistes et les rois leurs chroniqueurs, la guerre a ses reporters et le football ses commentateurs.
Or, évangélistes, chroniqueurs et reporters de guerre tiraient leur légitimité de leur statut de témoin. Mais à quoi sert un témoignage lorsqu’un évènement est vu (ou peut l’être) par des millions d’individus à travers le monde ? Bien sûr, seuls quelques milliers assistent au match “en vrai” mais leur perception vaut-elle plus que celle du téléspectateur que secondent caméras, zooms et ralentis ? Pour couper court à un débat sur le statut du réel, on rappellera qu’il est de toute façon de plus en plus fréquent que les commentateurs travaillent en studio devant un écran de télévision. D’où tirent-ils alors leur légitimité si ce n’est plus du privilège du témoin oculaire, de l’envoyé spécial, du photographe du front ? D’un savoir supérieur ? Possible, quoique bien des supporteurs en connaissent autant que le commentateur moyen, qui se fait d’ailleurs désormais accompagner d’un “consultant”, dont la fonction est l’interprétation du phénomène en vertu d’une “compétence” souvent tirée d’une “expérience” (là encore, on pourrait se demander si l’expérience fait nécessairement la compétence, mais c’est un autre débat). Étonnamment, le “commentateur” français délègue à d’autres la fonction de commentaire. Il n’est qu’un “relateur”. L’espagnol est plus honnête, qui parle de “locuteur”…
La particularité du commentaire télévisé est donc sa redondance : il ne fait que répéter ce que l’on voit. Au cours d’un match, images et discours entrent en concurrence. Loin de se compléter (en France du moins), les unes et les autres disent la même chose, ceux-ci ne sont qu’une mise en mots de ceux-là. Un match se joue deux fois : sur le terrain et dans le discours. Le nom d’un célèbre programme de radio le suggère : On refait le match. On refait, on redit, on reproduit. La palette graphique dont s’aident les consultants pour détailler les actions, ou le tableau aimanté dans sa version cheap, ne sont que des traductions vers d’autres formes, d’autres langages : des reproductions. Et dans le sillage de la paraphrase médiatique, des millions de supporteurs se racontent entre eux les matchs du week-end, le lundi au travail ou le soir au bistrot, tant et si bien que face à l’empilement des discours spéculaires, on peut légitimement se demander si le football n’a pas plus de réalité dans le langage que dans le réel. Si le football n’est pas avant tout un phénomène linguistique.
D’autant que le commentaire télévisé fonctionne sur un double mimétisme : il reproduit fidèlement le réel –“X donne à Y”, “Z contrôle et frappe”– mais copie aussi des modèles antérieurs. En France du moins, le commentateur sportif n’a pas assimilé le passage de la radio à la télévision. Il ne commente pas : il décrit. Comme s’il s’adressait à des aveugles. Le commentaire sportif comme genre n’a pas su se renouveler, répondre au défi de l’image. Le commentateur de football ne reproduit pas seulement le réel, il reproduit des discours antérieurs, il est foncièrement intertextuel : il ne paraphrase pas seulement, il pastiche.
Or, dans ce grand classicisme, une forme nouvelle est née récemment de la nécessité. Sans posséder les droits de retransmission, la chaîne câblée L’Équipe 21 propose une couverture des rencontres de Champion’s League : aucune image de matchs, seulement des commentateurs en cabine et des spécialistes en plateau. L’intérêt s’est déplacé : désormais, le commentaire n’est plus un complément, il se donne à voir, devient spectacle en soi. Les plus borgésiens des programmateurs télé pourraient désormais envisager, sur le même modèle, de faire commenter des matchs imaginaires : le commentaire apocryphe comme nouveau genre télévisuel. Pourquoi pas ? On a suggéré ici qu’un match de football se joue autant dans l’imaginaire des spectateurs que dans la réalité, et c’est le commentaire qui fait naturellement le lien entre les deux.
Dès lors, si le spectacle exige des joueurs virtuoses, pourquoi n’en irait-il pas de même des commentateurs ? Des poètes, capables de transcrire dans le domaine des mots les prodiges accomplis sur le terrain. Des sorciers du verbe dignes des magiciens du ballon rond. Les Messi et les Ronaldo du commentaire. D’autres pays, notamment en Amérique Latine, ont connu des champions de la métaphore, des improvisateurs de génie pour lesquels la réalité ne devait en aucun cas gâcher un bon récit, et la vérité légitimait moins le discours que sa valeur esthétique. Qu’on n’ait plus à subir que des moines copistes, enregistreurs du réel aux faux airs de statisticiens, partisans du naturalisme le plus mimétique, perroquets de stades, n’est peut-être finalement que le signe d’une société fondamentalement tautologique…
Sébastien Rutés
Footbologies
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